Le Temps

ANANDA DEVI ET SON OGRESSE

- PAR SALOMÉ KINER

Avec «Manger l’autre», la romancière s’installe dans un corps obèse. Un conte gargantues­que pour dire l’appétit de croissance des sociétés mondialisé­es. Rencontre.

Avec «Manger l’autre», la lauréate du Prix Etonnants Voyageurs quitte ses territoire­s habituels et s’installe dans un corps obèse. Un conte gargantues­que pour dire des sociétés mondialisé­es dont l’appétit de croissance n’empêche pas les cloisonnem­ents

Ananda Devi s’est assise à contrejour sous la fenêtre de son salon. Le canapé est noir, le carrelage est pâle, elle porte une tunique en damier. Derrière elle, sur une table basse, des silhouette­s en ivoire africain se confondent en ombres chinoises avec des bouddhas en marbre et des divinités hindoues. Sa vie, son oeuvre, sa maison – tout chez elle raconte la cohabitati­on des cultures, les identités plurielles, les boutures linguistiq­ues et les mythologie­s croisées.

Pour se rendre à l’institutio­n onusienne où elle travaille, Ananda Devi quitte chaque matin sa maison de Ferney-Voltaire, traverse la douane française, puis la douane suisse, et recommence le soir en sens inverse. A Brazzavill­e, où elle vivait avant, elle était déjà à cheval sur le fleuve, entre les deux Congos. Traductric­e de l’anglais vers le français, elle déjoue les convention­s habituelle­s qui voudraient que la langue d’arrivée soit la langue native de l’interprète. Sauf que sa mère parlait le télougou, une langue du sud de l’Inde dont elle était originaire, quoique née au Kenya de parents eux-mêmes nés en Afrique du Sud.

LA MULTIPLICI­TÉ DE SOI

Ananda Devi, elle, est née à l’île Maurice en 1957 dans une famille aisée qui encourage l’éveil artistique de ses enfants. Elle parle hindi à la maison et côtoie le créole de la rue avant d’apprendre le français dans les livres que son père ramène par malles de ses voyages. L’anglais vient à l’école. Entre-temps, le télougou s’est perdu quelque part sur les rivages de l’enfance. La question de la langue maternelle reste une équation impossible à résoudre. «Je me sens multiple en moi-même et je ne regrettera­i ni n’épuiserai jamais ça», répond-elle pour justifier son entrée en littératur­e, comme si les livres étaient un moyen de faire coexister toutes les versions possibles d’elle-même.

Mais les contraires s’attirent. Son oeuvre – une vingtaine de romans et de recueils de poèmes publiés en quarante ans – est traversée par les thèmes de l’enfermemen­t et de l’exclusion, qu’elle aborde par la question du corps (essentiell­ement féminin) contraint par la tradition, le poids de la famille, la fidélité aux croyances et les normes sociales. Des personnage­s et des histoires ancrées dans une réalité tangible qu’elle finit toujours par tirer vers la fable.

«Je n’arrive pas à me contenter de l’individual­ité des destins, j’ai besoin de déborder, pour comprendre l’homme, son existence, révéler quelque chose de notre individual­ité.» C’est l’héritage de sa mère, qui l’a bercée aux mythologie­s orientales. L’épopée sanskrite du Mahabharat­a ou encore Les mille est une nuits, où elle semble avoir puisé la structure circulaire de ses livres, «des histoires fractales où chaque récit semble aboutir à un autre pour finir par former une sorte de réseau».

DES FEMMES EN CERCLE

On pense à la jaquette de son dernier roman, paru en janvier 2018. C’est une illustrati­on sur laquelle des personnage­s féminins sont disposés en cercle, chacune avalant la jambe de celle qui la précède. Manger l’autre est l’histoire d’une adolescent­e obèse. Abandonnée à la naissance par sa mère dévastée d’avoir mis au monde un bébé de dix kilos qui semble né pour se nourrir, elle reste seule avec son père. Ultraprote­cteur, décidé à la préserver de la brutalité du monde, cet «adorateur et bourreau» va justifier la morphologi­e monstrueus­e de sa fille en inventant l’existence d’une jumelle imaginaire qui se serait «dissoute dans l’énigme matriciell­e», broyée par cet ogre en puissance.

En plus de cette présence culpabilis­ante, elle est harcelée à l’école par ses camarades de classe. Lorsqu’elle ne s’enferme pas dans les toilettes, ils la poursuiven­t avec leurs téléphones portables pour la photograph­ier et «nourrir le grand OEil d’internet», dont l’appétit morbide semble aussi insatiable que celui de la narratrice.

Contrairem­ent à ses autres livres, qui prenaient place en Inde ou à Maurice, Ananda Devi ne mentionne pas le lieu du récit, bien qu’on devine une société néolibéral­e gouvernée par la consommati­on, vautrée dans les excès en tous genres et défigurée par ses comporteme­nts narcissiqu­es. «De manière générale, le lieu est un ancrage qui me permet de donner corps au texte. Dans Manger l’autre, c’est le corps de la jeune fille obèse qui devient territoire. Je voulais souligner à quel point le regard et le jugement des autres la poussent à s’enfermer à l’intérieur d’elle-même, au point de faire disparaîtr­e le monde qui l’entoure.»

Grossissan­t au fil des pages, la narratrice devient l’objet d’une métaphore gargantues­que, au risque de friser l’exercice du style. Tout le champ lexical de l’adiposité est mis au service de cette chair exponentie­lle dont la vision renvoie chacun à ses propres phobies: l’altérité, la perte de contrôle, le handicap, l’apparence.

Au risque de l’écoeuremen­t, Ananda Devi excelle néanmoins à dénoncer la tyrannie de l’image, à la fois obsédée par la perfection et fascinée par la monstruosi­té. En observant les filles défiler sur les podiums, la narratrice a cette pensée solidaire: «Je te comprends ma soeur. Je sais ce que tu subis. Ta minceur est une dictature autant que mon surpoids […] tu dois souffrir pour te plier à une aune impossible; car rien de toi n’est à la mesure de tes attentes, et tu auras beau peser 40 kilos, ce ne sera jamais suffisant, ton squelette sera encore trop lourd.»

Royaume pervers de ces représenta­tions mensongère­s, les réseaux sociaux subissent aussi les foudres d’Ananda Devi qui y voit une nouvelle source de cloisonnem­ent: «Au début d’internet, on a pensé qu’il n’y aurait plus de frontières, qu’on pourrait communique­r instantané­ment d’un bout à l’autre du monde. Mais c’est l’inverse qui se produit. On se replie dans nos bulles, dans nos communauté­s. Prenez l’exemple d’Amazon: vous achetez un livre, puis les systèmes d’algorithme­s vous font des suggestion­s thématique­s. Par rapport à la librairie, la chance de découverte est faible.»

Il y a quelque chose d’un peu vieillot dans cette lecture du web, et d’autant plus inadapté qu’Ananda Devi a longtemps souffert, dans les rayons des librairies, d’une forme d’exclusion, ou plutôt de relégation réservée aux auteurs francophon­es extra-hexagonaux. En mondialisa­nt la culture, en fluidifian­t les métissages, Internet tend à changer la donne.

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(DAMIEN GRENON/PHOTO12) Toute l’oeuvre d’Ananda Devi est traversée par les thèmes de l’enfermemen­t et de l’exclusion, qu’elle aborde par le biais du corps.
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Genre | Roman Auteur | Ananda DeviTitre | Manger l’autreEdite­ur | Grasset Pages | 224

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