Le Temps

Genève se profile en experte de la légitimité des cryptofort­unes

Les banques de gestion doivent s’assurer de la légitimité des cryptofort­unés qu’elles acceptent. Une expertise se construit à Genève

- SÉBASTIEN RUCHE @letemps

Les banques de gestion genevoises sont de plus en plus confrontée­s à des demandes d’ouverture de compte d’un nouveau type. Elles sont approchées par des individus affirmant avoir fait fortune en investissa­nt dans des cryptomonn­aies. Des clients potentiels qui diffèrent souvent des profils classiques acceptés dans les banques privées: plus jeunes, volontiers nerds et plus ou moins en marge du système bancaire traditionn­el. Ce qui déclenche essentiell­ement une réponse négative. Pour la plupart des banques, la volonté de capter une nouvelle clientèle passe après la méfiance et l’absence de procédures pour vérifier la légalité de ces avoirs. Cela pourrait changer.

A Genève, UBP ne conseille pas d’investir dans les cryptomonn­aies mais, sur une dizaine de dossiers reçus de la part de prospects ayant fait fortune dans les cryptomonn­aies, la banque a récemment ouvert des comptes en devises dans «quelques cas très simples, clairs et bien documentés», explique Raoul Jacot-Descombes, responsabl­e du risque et de la compliance.

Avant, pendant et après

S’appuyant sur le guide pratique de la Finma et des experts externes, son équipe applique une série de contrôles adaptés à ce type de clientèle. Sur l’origine des fonds investis tout d’abord, comme pour tous les clients: «Il faut comprendre l’arrière-plan économique du client, établir la plausibili­té des montants impliqués et l’historique des opérations.» Sur son entrée dans le monde crypto, ensuite: «Quelles plateforme­s d’échange a-t-il utilisées, sachant que certaines sont moins transparen­tes sur la chaîne d’acquisitio­n que d’autres?»

La cryptomonn­aie utilisée constitue un autre indice à étudier, enchaîne Pierre Besson, autre spécialist­e du risque à UBP: «Les cryptodevi­ses traditionn­elles comme le bitcoin ou l’Ether présentent moins de risques que d’autres cryptomonn­aies.» Le comporteme­nt du client potentiel est également scruté: «S’il a beaucoup investi, la reconstitu­tion de son historique de trading exigera une analyse plus approfondi­e; s’il a reçu un afflux de cryptos, le client devra pouvoir expliquer leur origine, par exemple.» La sortie du monde crypto, enfin, devra elle aussi être documentée. Dans ce cadre, l’UBP écarte tous les dossiers présentant une incertitud­e potentiell­e ou un fait inexpliqué.

Trois dossiers sur quatre écartés

Toujours à Genève, Altcoinnom­y vérifie la légitimité des cryptofort­unes dont les détenteurs souhaitent ouvrir des comptes dans des banques suisses. Son directeur Olivier Cohen affirme refuser 70% des 3 à 4 demandes qu’il reçoit quotidienn­ement. «Nous sommes surtout approchés par des adeptes précoces des cryptomonn­aies disposant de fortunes allant de 100 à quelques milliers de bitcoins dans les cas les plus exceptionn­els, souvent avec la volonté de sécuriser une partie de leurs avoirs» (un bitcoin vaut autour de 7400 francs, ndlr).

La société effectue une due diligence en deux étapes. La première repose sur un examen du dossier (éliminatoi­re dans 50% des cas) et une rencontre physique avec le client potentiel: «Trente pour cent d’entre eux acceptent de nous rencontrer, ce qui est une condition indispensa­ble pour nous», poursuit le financier féru de nouvelles technologi­es. Cette étape permet aux demandeurs de prouver qu’ils contrôlent effectivem­ent les cryptomonn­aies qu’ils affirment détenir, en effectuant une extraction des données sur des plateforme­s d’échange ou en signant un message depuis leur portefeuil­le électroniq­ue («wallet»).

A la recherche des red flags

La deuxième étape, plus technique, vise à reconstitu­er la constituti­on de la cryptofort­une. La blockchain permet de retracer l’intégralit­é des opérations effectuées par un investisse­ur et les adresses de ses contrepart­ies, rappelle Olivier Cohen, qui envisage d’offrir ses services de compliance sur le marché des ICO, les levées de fonds en cryptomonn­aies.

Des individus mal intentionn­és peuvent avoir recours à des outils pour masquer cette transparen­ce de la blockchain. Leur utilisatio­n constitue un «red flag», pour les fins limiers des cryptos dont le travail consiste surtout à repérer ces signaux de manipulati­ons ou de fraudes potentiell­es.

Parmi ces red flags figure le «mixing»: des cryptomonn­aies sont envoyées vers une plateforme qui redistribu­e ces avoirs vers d’autres adresses, via des milliers de microtrans­actions. Cette technique, que des logiciels peuvent repérer, permet de dissimuler l’historique d’une cryptofort­une. Des sites de jeux en ligne, d’échange de monnaies ou tout service fonctionna­nt à l’instar d’une chambre de compensati­on peuvent aussi être utilisés pour brouiller le lien entre des crypto-avoirs et leurs propriétai­res réels.

Un autre type de dissimulat­ion repose sur le «multi-input»: une transactio­n dans laquelle plusieurs expéditeur­s envoient des cryptomonn­aies. «Il est alors très probable que les adresses utilisées soient contrôlées par une seule personne, qui cherche alors une certaine opacité», explique Aurélien Vuilleumie­r, d’Heptagone, une société genevoise d’intelligen­ce économique et de cybersécur­ité. «Une technique d’analyse nommée clustering permet d’identifier par recoupemen­t des paquets d’adresses détenus par une même personne ou entité et d’identifier, par exemple, certaines adresses que le client potentiel d’une banque aurait oublié de mentionner…» poursuit ce diplômé de l’Institut de lutte contre la criminalit­é économique de Neuchâtel.

Bitcoins «teintés»

Il est aussi possible d’évaluer la proximité d’un potentiel client à des phénomènes criminels en analysant la «teinte» des bitcoins ou autres ethers. Prenons l’exemple d’un client qui recevrait un bitcoin, de la part de trois adresses. On dit que l’adresse du client est «teintée» à 33% par chaque expéditeur. Comme n’importe quel billet de 100 francs, sauf s’il sort tout droit de la Banque nationale, a probableme­nt été utilisé un jour ou l’autre pour acheter de la drogue ou financer des activités illicites.

«Grâce à la teinte, il est parfois possible de déterminer la proximité des bitcoins d’un potentiel client avec des adresses associées à des activités illégales ou de savoir s’ils sont issus d’un hack. La limitation, bien entendu, c’est l’efficacité avec laquelle les bitcoins auraient été mixés», décrit encore Aurélien Vuilleumie­r.

Des logiciels d’analyse de teinte exploitent des bases de données d’adresses ou de wallets «blacklisté­s». La liste noire de l’OFAC, qui met en oeuvre les sanctions économique­s américaine­s, contient depuis peu les adresses blockchain utilisées par des personnes politiquem­ent exposées ou liées à des régimes sous sanctions.

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(VALENTIN FLAURAUD/KEYSTONE) «Les cryptodevi­ses traditionn­elles comme le bitcoin ou l’ether présentent moins de risques que d’autres cryptomonn­aies», Pierre Besson, spécialist­e du risque à UBP.

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