Le Temps

La genevoiser­ie dont personne ne voulait

- SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

Une délicieuse genevoiser­ie agite actuelleme­nt le bout du lac. Si la coalition Ensemble à gauche récolte 7840 signatures valables d’ici au 19 juin, les Genevois voteront pour répondre à une question simple: la Banque cantonale de Genève (BCGE) doit-elle rembourser les quelque 3 milliards de francs que l’Etat avait mobilisés pour lui éviter la faillite à la suite de la crise immobilièr­e des années 1990? Une question qui plonge dans un profond embarras tous ceux qui doivent se prononcer.

Tout est parti d’une constatati­on faite par un ancien directeur général des Finances de l’Etat, Denis Roy, à la retraite depuis 1996. Selon lui, le soutien du canton à la BCGE, formalisé en mars 2000, s’est fait sans que ce projet puisse être soumis à référendum. Un déni de démocratie qui s’accompagne d’un déni de remboursem­ent, avance en substance l’ancien économiste.

A la fin des années 2000, Denis Roy, lui-même plutôt de centre droit sur l’échiquier politique, approche l’ensemble des partis genevois pour faire avancer sa cause. Aucun d’entre eux ne donne suite. L’affaire est aussi sensible que politiquem­ent acrobatiqu­e. Se prononcer en faveur du remboursem­ent revient à prendre le risque d’avoir participé à la faillite (réelle cette fois) de la BCGE, si elle n’avait pas les moyens de rembourser 3 milliards de francs. Et en combattant ouvertemen­t le projet, un homme politique laisserait penser qu’il est disposé à faire un cadeau de 3 milliards à une banque – pas idéal alors que la crise financière de 2008 a été provoquée par des banques (pas la BCGE à notre connaissan­ce)… Bref, un authentiqu­e scénario «lose-lose».

Prêt vs assainisse­ment

En décembre 2017, le Grand Conseil genevois ne soutient pas un projet de loi instaurant un remboursem­ent du coût du sauvetage de la BCGE, déposé par le député Jean Batou notamment. La coalition d’Ensemble à gauche (EàG) lance finalement une initiative le 19 février dernier. Certains y verront un bel opportunis­me. En pleine campagne pour les élections cantonales, EàG affirme que l’argent remboursé servira à financer une assurance pour les soins dentaires, à augmenter de 25% les transports publics et à créer «des centaines d’emplois d’utilité sociale et écologique».

Depuis, un remarquabl­e dialogue de sourds s’est instauré entre partisans et adversaire­s de l’initiative. Pour être sûr qu’il ne débouche sur rien, personne ne parle des mêmes choses. Les tenants du remboursem­ent affirment que la BCGE a reçu un prêt qui, comme son nom l’indique, doit être remboursé. Face à eux, leurs contradict­eurs parlent d’assainisse­ment. L’Etat, en tant qu’actionnair­e, aurait remis des capitaux dans une entreprise en difficulté, sans remboursem­ent prévu. Entre ces deux interpréta­tions, la loi de mars 2000 entretient un beau flou artistique en mentionnan­t des «contributi­ons de la Banque cantonale de Genève en fonction de sa situation financière».

Guerre des chiffres

Au niveau des chiffres aussi, la confrontat­ion des idées reste difficile, puisque chacun s’appuie sur les données qui l’arrangent. La BCGE estime qu’il serait «impraticab­le et préjudicia­ble» de rembourser les 3,2 milliards mentionnés par l’initiative.

Fin février, lors de la présentati­on des résultats 2017, le message de la banque a été qu’avec 81,6 millions de bénéfice net annuel (le résultat 2017, plutôt bon, en hausse de 3,3%), il n’était pas possible de rembourser. A moins de nettement pénaliser les collectivi­tés publiques genevoises, qui ont reçu l’an dernier 47 millions de francs de dividendes et d’impôts. Les PME locales seraient une autre victime d’un «affaibliss­ement» de la BCGE. Fidèle à son image, la banque mène une communicat­ion tout en retenue et ne veut pas «entrer dans une guerre des chiffres» avec les initiants. Même si on sent que des arguments sont prêts, au cas où.

Les initiants, eux, basent leur projet sur le bénéfice brut de la banque, évalué à 149,5 millions pour 2017. Selon eux, il devrait progresser de 4% par an pour atteindre 780 millions dans trente ans, à la fin de la période de remboursem­ent prévue. Les mensualité­s à la charge de la banque suivraient la même progressio­n, passant de 19 millions pour 2017 à 298 millions en 2046. La BCGE continuera­it quand même à afficher un bénéfice net, qui culminerai­t à 142 millions en 2046, toujours selon le projet de remboursem­ent d’Ensemble à gauche.

Les initiants affirmaien­t ce lundi avoir recueilli plus de 7000 signatures et se déclaraien­t confiants quant à l’aboutissem­ent de leur initiative concernant un serpent de mer que personne n’avait vraiment envie de voir ressurgir à Genève.

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