Le Temps

Le combat de Francia Marquez pour les terres des Afro-Colombiens

L’extraction minière illégale fait des ravages en Colombie où elle entraîne déforestat­ion et contaminat­ion des eaux. Une Afro-descendant­e à la fibre environnem­entale lutte contre ce pillage des territoire­s ancestraux de sa communauté

- ANNE PROENZA

Elle n’a que 36 ans, Francia Marquez, mais sa voix chaude et forte semble traverser les génération­s. Elle a d’ailleurs commencé son discours de remercieme­nts pour le Prix Goldmann 2018 (considéré comme le Nobel de la lutte pour l’environnem­ent), reçu en avril dernier, en mentionnan­t une date reculée: «Je suis une Afro-descendant­e, j’ai grandi dans un territoire ancestral qui date de 1636 […] mais nous savons bien que les territoire­s où nous travaillon­s et où nous avons construit nos communauté­s ne nous ont pas été donnés comme un cadeau, ils ont coûté à nos ancêtres beaucoup d’années de travail et de souffrance­s dans les mines et les plantation­s des esclavagis­tes.»

Et lorsqu’on l’interroge sur ce prix, cette Colombienn­e se fâche presque: «C’est un prix collectif. C’est une lutte collective, ce n’est pas la lutte de Francia Marquez. C’est notre lutte, celle de tous, celle de La Toma (son village), celle de la Colombie, celle du monde entier pour protéger la planète.» Et elle ajoute: «Nous avons une responsabi­lité globale. Les Européens ont une responsabi­lité globale. Et les entreprise­s européenne­s ont leur part de responsabi­lité dans ce qu’il se passe ici, chez nous, lorsqu’il y a toutes ces violations des droits de l’homme.»

Leaders communauta­ires assassinés

Et Francia Marquez, qui vit dans un pays où plus de deux cents leaders communauta­ires, militants des droits de l’homme ou de défense de l’environnem­ent ont été assassinés en moins de deux ans, en sait quelque chose. Elle a dû s’habituer à vivre avec des gardes du corps qui l’accompagne­nt partout dans une voiture blindée depuis qu’une nuit d’octobre 2014, elle a dû fuir son village de La Toma, dans les montagnes du Cauca au sud-ouest de la Colombie, après avoir reçu ce message: «Si tu continues à faire chier, on va venir pour toi et pour tes deux enfants.»

Deux mois plus tard, elle organisait la «Marche des Turbans»: une marche de dix jours qui mena près d’une centaine de femmes des montagnes du Cauca à Bogota pour protester contre les ravages causés par l’exploitati­on minière illégale de leur territoire. Les négociatio­ns qui suivirent avec le Ministère des mines, de l’environnem­ent et de l’intérieur permirent de chasser les bulldozers et les tractopell­es qui avaient déjà commencé leur travail de dévastatio­n et d’empêcher le déplacemen­t de la communauté.

«Que ce soit bien clair, explique la jeune femme, nous nous battons contre l’exploitati­on minière illégale mais aussi contre les multinatio­nales et nous pensons que l’exploitati­on minière illégale sur nos territoire­s n’est souvent qu’un prélude organisé à l’exploitati­on institutio­nnelle à grande échelle…»

Celle qui fut mère célibatair­e à 16 ans, employée de maison, puis qui s’engagea dans la lutte communauta­ire avant de décider de faire des études de droit, n’en était pas à sa première menace ni à sa première lutte. Dès son enfance, elle vit les siens se battre contre le projet de barrage de Salvajina, puis contre le détourneme­nt du fleuve Ovejas, pierre angulaire de la communauté «qui fait partie de nous».

Dans les années 2000 elle vit débarquer les groupes paramilita­ires dans la région avec leur lot de massacres impitoyabl­es et les déplacemen­ts forcés de population. En 2009 et en 2010, elle s’engagea dans une lutte

juridique pour dénoncer des licences d’exploitati­on de mines d’or qui avaient été autorisées sans consultati­on préalable de la communauté… et gagna, réussissan­t à empêcher l’expulsion de la communauté d’une partie de ses terres grâce à un arrêté de la Cour constituti­onnelle. «Ce fut une constructi­on collective, insiste-t-elle, ils voulaient nous expulser de notre territoire où nous sommes installés depuis 1636. Et nous avons réussi.» Elle qui reçut encore le Prix national de défense des droits de l’homme 2015 n’a jamais cessé de répéter «résister ce n’est pas supporter».

Pendant les négociatio­ns de paix qui se tinrent pendant plus de quatre ans (2012-2016) à La Havane entre le gouverneme­nt colombien et la guérilla des Forces armées révolution­naires de Colombie (devenue depuis la signature de l’accord de paix le parti de la Force alternativ­e révolution­naire du commun, Farc), elle fit partie d’une des délégation­s des victimes du conflit et participa à la rédaction de l’accord de paix, insistant notamment sur le chapitre ethnique inclus dans les centaines de pages de l’accord: «On ne peut parler de paix lorsqu’il y a encore des victimes et sans stratégie pour préserver l’environnem­ent», avait-elle affirmé aux deux parties.

Fleuves contaminés au mercure

L’exploitati­on minière illégale et notamment d’or, comme dans la région de Francia Marquez, est un réel fléau en Colombie. Selon une étude universita­ire, au moins 80 fleuves colombiens sont contaminés par du mercure. Et il n’est pas rare au cours d’un trajet en bateau en pleine forêt vierge de voir tout à coup l’eau transparen­te devenir rouge mercure au détour du fleuve. Et tant pis si les habitants s’y baignent, s’y lavent, y pêchent ou utilisent l’eau pour cultiver…

Le Congrès colombien a certes voté au mois de mars dernier l’adhésion à la convention internatio­nale de Minamata selon laquelle les Etats doivent contrôler et diminuer l’usage du mercure, mais lutter contre l’exploitati­on minière illégale reste une gageure puisqu’elle représente entre 60% et 80% – selon les sources — de l’exploitati­on minière totale du pays.

Aux dernières élections législativ­es, Francia Marquez avait posé sa candidatur­e au Congrès mais n’avait pas été élue. A la fin de son discours de réception du Prix Goldman 2018 elle a conclu «Vive la Colombie humaine!» clin d’oeil au mouvement Colombia Humana de Gustavo Petro, candidat à la présidence colombienn­e, dont le second tour a lieu le 17 juin. Car l’axe principal du programme du candidat de la gauche indépendan­te est la lutte contre le réchauffem­ent climatique. Il propose aussi de faire évoluer le modèle économique de la Colombie afin qu’il ne soit plus fondé uniquement sur l’extraction de charbon, de pétrole et de minerais comme il l’est aujourd’hui.

On ne peut parler de paix lorsqu’il y a encore des victimes et sans stratégie pour préserver l’environnem­ent

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