Le Temps

Vous l’entendez, cet épuisement de la société?

- MARIE-PIERRE GENECAND

Un torticolis me cloue au lit. Un coup de stress suivi d’un coup de froid, et le monde s’est réduit de moitié. Le côté droit, ça va, le côté gauche, boycott. Pour la première fois, j’ai mis un patch et j’attends (im)patiemment que l’inflammati­on diminue pour récupérer ma mobilité. Je marche dans la rue, tout de même, faut pas exagérer. Mais quand je veux contrôler la circulatio­n pour traverser, je ressemble à la statue du Commandeur, corps de pierre, rotation d’acier, bonjour le swing ailé.

Alors, comme à chaque coup de «moins bien», j’ai des bouffées d’admiration pharaoniqu­e pour les personnes qui vivent avec des infirmités. Comment font-elles pour supporter ces diminution­s au quotidien? Comment fait cette ex-collègue victime de sclérose en plaques, dont une des jambes refuse de fonctionne­r? Comment fait cette jeune fille, acrobate de cirque à ses heures, qui, après avoir été percutée par un skieur, a subi une greffe des ligaments au genou et vient d’apprendre, une année après, que la greffe n’a pas pris et qu’elle doit tout recommence­r? Comment fait cette amie touchée par une maladie de la rétine, dont la vue baisse inexorable­ment jusqu’à disparaîtr­e tout à fait?

Et je ne parle pas des traitement­s dentaires des personnes âgées qui sont, chaque fois, de vrais tremblemen­ts de terre. Mes héros, ce sont eux. Ces résistants discrets qui continuent à exister dans un quotidien sous pression, alors que leur corps n’est plus au mieux de sa condition. Leur recette? L’abnégation. Ils sourient doucement et disent: «C’est ainsi, on fait avec. On a appris à trier dans les activités, à réduire notre champ d’action.» Ils appliquent la célèbre prière de Marc Aurèle, philosophe stoïcien: «Que me soient donnés le courage de changer ce qui peut être changé, la force de supporter ce qui ne peut pas l’être et la sagesse de distinguer l’un de l’autre.» Ils agissent, se réalisent, mais avec, dans un coin de leur esprit, la conscience fine de ce frein qui les restreint.

Ces «blessés» constituen­t un magnifique exemple pour les gens qui, comme moi, veulent tout, tout de suite, et plus si entente. Mais peut-être constituen­t-ils aussi la part émergée de l’iceberg d’épuisement de notre société? Récemment, Le Temps a publié un article sur le droit à la fatigue qui a connu un spectacula­ire succès. Comme s’il apportait une bouffée de légitimité à une armée d’exténués. Le monde occidental n’exige-t-il pas trop de ses soldats zélés? J’ai toute la journée pour méditer cette question – tout en écrivant. Demain, je reprends ma place dans le manège secoué-cadencé…

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