Hommage à Jacques Guyonnet
Jacques Guyonnet, qui vient de nous quitter, a laissé un souvenir impérissable aux milliers de jeunes qui ont suivi ses cours de musique dans les écoles genevoises à l’époque bienheureuse d’André Chavanne. Chantre de la musique contemporaine et pionnier de l’électronique, c’est peu dire qu’il a éveillé la sensibilité musicale de ses élèves. Il a su les enthousiasmer et susciter parmi eux plusieurs vocations.
Né à Genève en 1933, il a été pianiste du mythique cabaret Le Moulin à poivre et composé des musiques de théâtre avant de fonder, en 1957, le Studio de musique contemporaine, présidé par André de Blonay. A l’instar du Domaine musical français, le SMC animera la vie musicale genevoise pendant un quart de siècle.
Il étudie la composition musicale et la direction d’orchestre avec Pierre Boulez à Darmstadt. En 1962, il publie dans le Journal de Genève son célèbre «J’accuse Ernest Ansermet», où il reproche au souverain incontesté de la Genève musicale d’alors d’être l’assassin de la nouvelle génération des compositeurs. Ce pamphlet suscite une formidable polémique, qui n’empêche pas son auteur d’être nommé conseiller musical de l’Exposition nationale suisse de Lausanne, en 1964; il y crée En trois éclats, dédié à Pierre Boulez, avec l’Orchestre de la Suisse romande.
Chef d’orchestre, compositeur, pédagogue et porte-parole de la musique contemporaine, il est présent sur tous les fronts. Il crée le studio A.R.T. (audio et vidéo), qui deviendra un véritable laboratoire de l’électronique et jouera un rôle pionnier, à l’avant-garde de l’innovation. Il donne des cours et des concerts aux Etats-Unis, notamment au Carnegie Hall de New York. Il dirige à Paris, à Stuttgart, à Rio de Janeiro, à Prague, à Zurich. A Genève, il donne de très nombreux concerts et collabore avec le ballet du Grand Théâtre. Il préside la commission musique de l’Unesco pour mettre sur pied l’Année européenne de la musique en 1985. Compositeur, il laisse plus de cinquante opus, témoins d’une créativité bouillonnante. Citons par exemple la Cantate interrompue dédiée au compositeur argentin Alberto Ginastera, dont il était proche.
Avec Geneviève Calame, pianiste et compositrice, qu’il épouse en 1972, il forme un tandem musical magnifiquement inventif, aussi bien au niveau de la composition que de la pédagogie et de l’exploration de nouvelles voies. Le décès de cette partenaire d’exception, en 1993, marque une rupture dans sa vie. Il interrompt sa carrière musicale et se consacre aux deux enfants du couple.
Dès 1999, il se tourne vers la littérature. Il est l’auteur d’une quarantaine de publications d’une plume insolente et originale, résolument hors mode. D’abord essentiellement romanesque, cette oeuvre prend avec les années un tour philosophique, parfois autobiographique, sans perdre son originalité et sa capacité de provocation. Elle comporte notamment, sur des registres variés et inattendus, un hommage aux femmes, dont l’auteur vante la supériorité multiforme par rapport à la gent masculine.
Ce qui unit les deux parties de la carrière de Jacques Guyonnet – celle de la musique, où il est toujours sur le devant de la scène, et celle de la littérature, où il vit retiré, entouré d’un cercle d’amis fidèles – c’est l’exceptionnel instinct de la modernité qui l’a toujours marqué et l’a fait cheminer aux côtés d’un René Berger ou d’un Michel Butor.
Pour compléter cette esquisse de portrait d’un personnage hors norme, impossible d’oublier les fêtes théâtralisées dont il avait le secret; la plus célèbre, au château des Avenières, date de vingt-cinq ans… Il faut aussi mentionner l’aviation, passion qu’il n’a cessé de cultiver, les drones, qu’il maniait ces dernières années avec dextérité, et les chiens irlandais, qu’il aimait profondément; Erin et Jolene le savent mieux que nous.
A Adasol, son épouse, et à ses deux enfants, Jill et Sylvère, vont mes pensées les plus chaleureuses.
▅