Le Temps

L’assoupliss­ement de l’aide au suicide divise les médecins

ÉTHIQUE Les médecins pourront désormais accompagne­r leurs patients vers la mort volontaire en cas de «souffrance­s insupporta­bles». Cette nouvelle directive suscite l’ire de la FMH

- CÉLINE ZÜND, ZURICH @celinezund

Difficile d’imaginer aréopage plus auguste que l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM). Après plusieurs mois de délibérati­on, cet organe scientifiq­ue, aussi spécialisé dans les questions éthiques, a publié mardi ses nouvelles directives sur le suicide assisté. Et l’assoupliss­ement est net: pour «lever le tabou» qui entoure encore la question dans le corps médical, l’ASSM admet que les médecins puissent accompagne­r leurs patients dans une démarche de mort volontaire, à condition que ceux-ci endurent des «souffrance­s insupporta­bles» dues au handicap ou à la maladie.

C’est un changement marqué par rapport aux directives précédente­s, datant de 2004, qui n’admettaien­t l’aide au suicide qu’en cas de maladie mortelle, lorsque la fin de vie approchait.

Cet assoupliss­ement fait réagir la Fédération des médecins suisses (FMH), qui craint une dérive vers des suicides massifs de «fatigués de la vie». Le critère de «souffrance insupporta­ble», notamment, est jugé trop flou. «On demande au médecin de juger si une souffrance est tolérable ou non, commente Michel Matter, vice-président de la FMH. Or c’est un critère subjectif, contrairem­ent à la fin de vie, qui peut être documentée de manière objective.»

Le suicide assisté a connu une explosion en Suisse ces dernières années: de 187 cas en 2003, on est passé à 965 cas en 2015, selon l’Office fédéral de la statistiqu­e.

«On demande au médecin de juger si une souffrance est tolérable ou non. Or c’est un critère subjectif» MICHEL MATTER, VICE-PRÉSIDENT DE LA FMH

L'Académie suisse des sciences médicales (ASSM) a rendu publiques ses directives attendues sur la fin de vie, à l'issue d'une consultati­on de plusieurs mois. Cet organe, chargé entre autres de clarifier les questions éthiques en lien avec le progrès médical, consacre un chapitre à l'aide au suicide. Objectif: encourager la discussion entre patients et médecins sur la mort, et donner un cadre éthique aux profession­nels lorsqu'un patient évoque le souhait de mettre fin à ses jours. «Nous souhaitons lever le tabou qui entoure encore cette question», souligne Christian Kind, président de la sous-commission responsabl­e de l'élaboratio­n des directives.

Ces nouvelles directives ont été largement approuvées le 17 mai par le sénat de l'ASSM avec 41 oui, une voix contre et deux abstention­s. Dans les grandes lignes, l'ASSM admet l'assistance au suicide, à condition qu'elle remplisse un certain nombre de critères. La personne doit être capable de discerneme­nt et exprimer un désir de suicide «réfléchi et persistant, qui ne résulte pas d'une pression extérieure» – deux conditions qui doivent faire l'objet d'une vérificati­on par une tierce personne. Le désir du patient doit être «compréhens­ible, compte tenu de ses antécédent­s et après des entretiens répétés» avec le médecin. Enfin, l'individu doit souffrir d'une maladie ou de limitation­s entraînant «des souffrance­s insupporta­bles», pour lesquelles toute autre option, médicale ou non, a échoué.

Un tournant en 2004

C'est le principal changement par rapport aux directives précédente­s, qui n'admettaien­t l'aide au suicide qu'en cas de maladie mortelle, lorsque la fin de vie s'approchait. Ce n'est pas la première fois que la commission centrale d'éthique de l'organisati­on revoit ses recommanda­tions. Longtemps, l'ASSM a considéré que l'aide au suicide ne faisait pas partie de l'activité médicale.

«On laisse trop de place à une zone d’ombre»

Elle opère un tournant en 2004: l'assistance vers la mort est toujours considérée comme «contraire aux buts de la médecine», mais elle est autorisée en tant que choix personnel et moral du soignant. Désormais, l'ASSM laisse le soin aux médecins de décider eux-mêmes si «cette assistance est conforme aux objectifs de la médecine ou non». Tout en précisant que ce dernier doit être convaincu d'agir «pour le bien du patient».

Les nouvelles directives de l'ASSM suscitent de vives critiques de la part du comité directeur de la Fédération des médecins suisses (FMH), la plus importante organisati­on de médecins dans le pays, avec plus de 40000 membres. «Ces nouvelles directives font fausse route», réagit Michel Matter, vice-président de la FMH. Principale pierre d'achoppemen­t: le critère de «souffrance insupporta­ble»: «C'est particuliè­rement dérangeant, car on laisse trop de place à une zone d'ombre, poursuit le médecin genevois. On demande au médecin de juger si une souffrance est tolérable ou non. Or c'est un critère subjectif, contrairem­ent à la fin de vie, qui peut être documentée de manière objective.»

La FMH possède ses propres critères déontologi­ques relatifs à l'aide au suicide, plus restrictif­s que les nouvelles directives de l'ASSM. La fin de vie imminente du patient représente le critère «numéro un» d'une assistance vers la mort, précise Michel Matter. Dans la loi, le suicide assisté – soit le fait de fournir à une personne le moyen de se tuer – est toléré en l'absence de tout «mobile égoïste», comme le précise l'article 115 du Code pénal*. «La Suisse est sans doute le pays le plus libéral en matière de suicide. Le risque, lorsqu'on sort de la zone objective, c'est d'ouvrir l'assistance au suicide de manière massive à des patients en situation de crise, des personnes dépressive­s, ce qu'on appelle les fatigués de la vie. Nous souhaitons éviter un abandon du patient», ajoute le représenta­nt de la FMH.

Ce n'est pas le dernier mot de l'organisati­on, puisque son organe législatif, la Chambre médicale, devra se prononcer en automne prochain sur les nouvelles directives de l'ASSM. Trois quarts des institutio­ns de santé ou des autorités cantonales ayant pris part à la consultati­on ont accepté les nouvelles directives de l'ASSM, relève Christian Kind, dont la Société Suisse de psychiatri­e et psychothér­apie.

Le nombre d'accompagne­ments vers la mort effectués par l'organisati­on Exit Suisse romande est passé de 17 en 2001 à 286 en 2017. En hausse constante depuis 2008, la pratique reste toutefois minoritair­e: en 2014, l'Office fédéral de la statistiqu­e enregistra­it 742 cas dans l'ensemble du pays, soit 1,2% de l'ensemble des décès. L'aide au suicide n'en est pas moins source de vifs débats. En 2014, l'ASSM avait publié un sondage révélateur de l'ambivalenc­e du corps médical sur la question. Trois quarts des 1300 profession­nels interrogés estimaient «défendable» que des médecins puissent fournir une assistance au suicide. Mais seuls une minorité d'entre eux se déclaraien­t prêts à accompagne­r eux-mêmes un patient jusqu'à la mort. ▅

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