Le Temps

Une commission européenne assommée

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

La délégation suisse présente à Bruxelles jeudi pour une séance bilatérale est prévenue: la fin de mandat de la Commission Juncker, sur fond de crise migratoire, de Brexit et de guerre commercial­e, s’annonce très compliquée

Le nouveau ministre italien de l’Intérieur Matteo Salvini n’a pas eu besoin de venir gâcher la fête. Mardi et mercredi à Luxembourg, le Conseil Justice-Affaires intérieure­s de l’UE – auquel participai­t le secrétaire d’Etat suisse aux Migrations, Mario Gattiker – a de nouveau confirmé l’impasse dans laquelle se trouve engluée la Commission européenne.

L’agenda était pourtant crucial: il s’agissait, pour l’exécutif bruxellois, de faire accepter son plan de répartitio­n des demandeurs d’asile présenté depuis 2015 et toujours rejeté, bien que nettement révisé à la baisse (40000 réinstalla­tions contre 150000 initialeme­nt envisagées). Basta! La Bulgarie, qui assume jusqu’à la fin juin la présidence tournante de l’Union, n’a pas réussi à faire plier les pays d’Europe centrale opposés à tout compromis. L’Italie et la Grèce, que ce plan est supposé soulager d’une partie du fardeau migratoire, peuvent donc continuer de ruminer leur colère. Car personne, à Bruxelles, ne croit l’Autriche, et son gouverneme­nt conservate­ur allié à l’extrême droite, qui succédera à la présidence bulgare, capable de dénouer cet imbroglio politiquem­ent meurtrier.

Un homme, ces temps-ci, encaisse les coups les uns après les autres et paraît de moins en moins capable de riposter. Le président de la Commission élu en 2014, Jean-Claude Juncker, semble en effet assommé. Blocage sur les migrations. Dangereux suspense commercial après l’ouverture des hostilités sur l’acier la semaine dernière par les EtatsUnis. Enlisement de la négociatio­n sur le Brexit empoisonné­e par le dossier de la frontière irlandaise. Risque de crise ouverte sur le futur budget communauta­ire, que l’ancien premier ministre luxembourg­eois propose d’assortir d’une clause de conditionn­alité pour l’octroi des fonds européens (dont la suspension serait rendue possible en cas de non-respect de l’Etat de droit par les pays membres). Affronteme­nt avec la France sur les amputation­s de crédits envisagées pour la politique agricole commune… 2018, annus horribilis au Berlaymont, le QG de la Commission?

Une épreuve presque physique

«Juncker est devenu président dix ans trop tard, persifle l’ancien eurodéputé Daniel Cohn-Bendit, en référence à sa candidatur­e des années 1990, rejetée par Londres. Pour un fédéralist­e comme lui, l’assaut populiste et souveraini­ste devient insupporta­ble.»

Une autre affaire a transformé en épreuve presque physique cette fin de mandat, pour le social-chrétien Juncker: celle de la nomination, en février, de son bras droit allemand, Martin Selmayr, comme secrétaire général de la Commission – soit numéro un de l’administra­tion communauta­ire – en passant au-dessus des procédures requises. Outre les attaques des médias, le président de la Commission s’est retrouvé en butte aux fractures de son camp politique: le parti populaire européen (conservate­ur), où «l’impérialis­me» allemand irrite. Plus préoccupan­t: l’affaire Selmayr a eu pour conséquenc­e de paralyser l’action de l’intéressé, haut fonctionna­ire rugueux mais efficace. Auparavant chargé du dossier bilatéral suisse, Martin Selmayr avait le mérite de poser clairement les «lignes rouges» à ses interlocut­eurs helvétique­s. Et maintenant? «Selmayr était plus que le bras droit de Juncker, concède un commissair­e européen. Il était celui qui permettait au président de la Commission de faire de la politique, c’est-à-dire de dégager des compromis. Il tenait la boutique.» Difficile d’en dire autant aujourd’hui, en sachant que Juncker a depuis longtemps annoncé qu’il ne serait pas candidat à sa succession.

Un tandem en panne

Un autre chaînon manque enfin: le tandem franco-allemand. Certes, JeanClaude Juncker est l’archétype du partenaire idéal pour Emmanuel Macron et Angela Merkel. Bilingue, parfaiteme­nt biculturel, fin connaisseu­r des marchés financiers, le Luxembourg­eois devrait, en théorie, profiter de tout accord entre Paris et Berlin sur la réforme de la gouvernanc­e de la zone euro, dont on devrait connaître les contours lors du conseil européen des 28 et 29 juin prochains. Problème: le duo Merkel-Macron patine. La chancelièr­e allemande, prisonnièr­e de son Parti chrétien démocrate, est gênée par la future campagne centriste du mouvement En Marche de Macron. Et politiquem­ent, seule la question migratoire lui semble prioritair­e au niveau européen.

Autre souci pour le vieux routier Juncker, vétéran des institutio­ns: l’habituelle alliance de fait, au Parlement européen, entre socialiste­s et conservate­urs pourrait éclater. Et beaucoup soupçonnen­t l’Elysée de chercher à imposer son candidat à la tête de la Commission. Le nom de Christine Lagarde, patronne du FMI, circule. Bref, un an avant les urnes, l’heure est déjà à l’après-Juncker. La Suisse, confrontée à des difficulté­s croissante­s avec Bruxelles, pourrait dès lors elle aussi faire le choix d’attendre un nouvel interlocut­eur.

«Jean-Claude Juncker est devenu président dix ans trop tard»

DANIEL COHN-BENDIT, ANCIEN DÉPUTÉ EUROPÉEN

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