Le Temps

Les Guignols partent, les sinistres restent

- RICHARD WERLY, PARIS

Prenons les paris: qui se souviendra encore, dans dix, vingt ou trente ans, des lamentable­s pitreries cathodique­s de Cyril Hanouna, l’animateur chéri de l’empire télévisuel Bolloré? Allons plus loin: qui gardera un souvenir ému, en 2040, des répliques torturées de Christine Angot sur le plateau de On n’est pas couché, le rendez-vous hebdomadai­re de Laurent Ruquier, promu baromètre de l’intelligen­tsia française? Osons la réponse. Pas grand monde. Personne peut-être. Alors que nous gardons tous en tête, trente ans après leur création en 1988, quelques répliques cultes des Guignols de l’info, avec leur galerie de personnage­s-marionnett­es aux impitoyabl­es dialogues.

Les Guignols ont, tout au long de leur existence sur Canal +, fait couler beaucoup d’encre. Ils ont, tour à tour, nourri le populisme, pilonné le politiquem­ent correct, décrédibil­isé la parole publique et transformé en héraut des acteurs comme Sylvester Stallone, caricaturé en avocat cynique de l’hyper-mondialisa­tion capitalist­e. Les Guignols étaient naturellem­ent injustes. La demi-mesure et la nuance n’étaient pas leur affaire. Mais cette salve d’humour au karcher disait, depuis trois décennies, quelque chose de la France. Comme Charlie Hebdo. Comme les dessinateu­rs Wolinski, Tignous ou Cabu, assassinés un sale jour de janvier 2015. Avec cette impertinen­ce de Gavroche et cette capacité à transforme­r leurs marionnett­es en vraies vedettes. A commencer par celle de Jacques Chirac…

Les Guignols sont morts vendredi 1er juin parce que Vincent Bolloré les a tués. Rien d’étonnant. Leur exécution ordinaire avait commencé en 2015, lors de la prise de contrôle de Canal + par le magnat breton de la finance. On n’imaginait pas, il est vrai, ce catholique pratiquant habitué aux raids opaques de la finance en défenseur de cette écurie d’auteurs gauchistes, cachés derrière leurs marionnett­es. Mais le vrai tueur des Guignols est Cyril Hanouna. L’homme pèse, dit-on, 50 millions d’euros par an pour son contrat avec C8, signé en 2016. Son humour est à la hauteur de la ceinture. Son registre est celui de l’insulte sexiste et du bashing télévisuel en direct, devant des millions de téléspecta­teurs. Les Guignols pratiquaie­nt l’embuscade. Ils brocardaie­nt en snipers. Hanouna, et la direction financière des chaînes qui l’emploient, préfèrent le rire «grosse Bertha». Qu’importe la vanne, qu’importe la cible. Pourvu que les «fanzouzes» de Touche pas à mon poste gardent leur écran allumé pour la publicité.

Les funéraille­s annoncées des Guignols, qui disparaîtr­ont de Canal + en septembre, étaient à vrai dire prévisible­s. Mieux: souhaitabl­es. Pourquoi rester coincés sur une chaîne cryptée qui s’évertue chaque jour un peu plus à renier son ADN d’impertinen­ce? La coïncidenc­e de calendrier est éloquente. Cette semaine, la ministre française de la Culture, Françoise Nyssen, ex-patronne de l’éditeur Actes Sud, a lancé la première pierre d’une future réforme de l’audiovisue­l public. Il sera question de regroupeme­nts, de refonte, de réorganisa­tion. On parlera chiffres, dépenses, budget. La télévision «linéaire», concurrenc­ée de plein fouet par internet, est en train de tomber aux abonnés absents de la créativité. Tout comme la presse écrite abandonnée par la publicité – donc peu à peu par ses propriétai­res –, elle est en train de perdre ses repères. Arte exceptée, les téléspecta­teurs préférés des chaînes sont aujourd’hui les fans de téléréalit­é, les personnes âgées scotchées devant leur TV et les amateurs de sports en attente des prochaines compétitio­ns, dont les droits sont vendus à prix d’or aux enchères. Restent le cinéma et les séries. Et encore: la longueur d’avance de Netflix dans ce domaine est bien partie pour devenir abyssale.

Je n’ai pas de peine pour les Guignols. Je les comprends. Eux partis, seuls les sinistres demeurent. Il y a des moments où l’on ne peut plus rire. Où l’envie de se moquer de tout disparaît. Où l’ambiance «jupitérien­ne» ambiante chez Bolloré TV finit par vous ôter tout appétit pour la satire. Vincent Bolloré n’est pas en cause. Il taille, il réduit, il «streamline», il budgétise. L’époque a changé. Les Guignols avaient été rendus possibles par la prospérité. La richesse éhontée de Canal + – merci le porno du dimanche soir dans les années 90 – les avaient engendrés. Basta. L’argent, ces temps-ci, n’est plus une rigolade. Dans la France d’Emmanuel Macron, celle où les milliardai­res doivent se sentir «bien» et où les djihadiste­s vous censurent avec la mitraille de leurs kalachniko­vs, les Guignols étaient des dinosaures. Seules subsistent les aimables plaisanter­ies du Burger Quiz revisitées par

TMC (groupe TF1). Une survivance de notre préhistoir­e.

Pourquoi rester coincés sur une chaîne cryptée qui s’évertue chaque jour un peu plus à renier son ADN d’impertinen­ce?

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