Le Temps

Au Sénégal, des mers désertes

ENVIRONNEM­ENT Autrefois abondantes, les ressources halieutiqu­es au large du Sénégal se raréfient. En cause, une pêche anarchique et le développem­ent des usines de farine de poissons. On célèbre le 8 juin la Journée mondiale des océans

- SÉBASTIEN DAYCARD @Sebdaycard­heid

ENVIRONNEM­ENT Au large de Dakar, la surpêche a vidé l’océan. Et force les pêcheurs à s’exiler pour survivre.

La mer regorge d’histoires de pêcheurs prenant le large pour rejoindre des eaux poissonneu­ses. Basques, bretons… et désormais sénégalais. Originaire­s de la petite côte, ils sillonnent les rives de l’Atlantique Nord depuis dix ans pour embarquer à Vigo, ou à La Corogne et sur les ports de Bretagne et de Normandie.

«Les Sénégalais sont des lutteurs et des aventurier­s. On les retrouve dans tous les pays voisins et dans les ports, en Espagne, en France, même en Italie!» lance Omar Kane, bravache. Dans sa famille à Joal-Fadiouth, tout le monde s’affaire aujourd’hui pour préparer le thieboudie­ne, le riz au poisson qui nourrit toute la famille chaque midi…

De retour de Lorient, Omar retrouve sa femme et son fils. L’argent qu’il envoie tous les mois paie la pirogue du cadet qui gagne difficilem­ent sa vie dans la pêche locale. Au foyer, deux autres frères sont déjà partis… «Au port, toutes les conversati­ons tournent autour du matériel de plus en plus cher et du poisson qui diminue. Beaucoup aimeraient émigrer, ils voient un avenir incertain dans ce métier», déplore Omar.

Cinquante mille habitants vivent à Joal, Sérères, Wolofs ou Peuls venus des campagnes qui dépendent du poisson pour leur survie. Il y a quelques années, il était impensable qu’un pêcheur puisse revenir les mains vides. L’upwelling, la remontée de minéraux des grands fonds marins, garantissa­it au Sénégal un trésor halieutiqu­e: la sardinelle. Mais depuis 2006, la surexploit­ation guette à cause de l’exode rural et de la multiplica­tion des pirogues.

Et sur le port, cette situation inquiète beaucoup les mareyeurs comme Diakhate. «Ces gens que vous voyez, ils viennent partout du Sénégal. On a aussi des Burkinabés, des Guinéens, des Maliens. Ils vont à la pêche, ils passent la nuit, ils passent la journée, ils reviennent, ils ne gagnent rien. Là, actuelleme­nt nous avons une mer morte, osons le dire! Parce qu’on a pêché anarchique­ment pendant des années. Tout le monde sait ce qui ne va pas et on est là tous à regarder sans rien dire.» Le Sénégal a vu ses stocks de poisson diminuer de 80% sur les vingt dernières années.

Secrétaire général de l’associatio­n pour la promotion d’une pêche responsabl­e (APRAPAM), Karim Sall veut nous montrer ce qui se passe au large. Dans l’aire marine protégée qu’il a créée, cet ancien pêcheur passe le plus clair de son temps à relever péniblemen­t les filets déposés par les artisanaux: «Au moment où je vous parle, 21000 pirogues déclarées pêchent sur 718 km de côtes, avec des techniques dévastatri­ces: filets dormants ou tournants, pêche à la palangre, au harpon ou à l’explosif! Toutes les espèces sont surexploit­ées.»

De fait, la proliférat­ion d’une pêche artisanale non réglementé­e menace l’avenir du principal pilier de l’économie sénégalais­e, en termes d’exportatio­ns et d’emplois. «Sur la sardinelle, on dit qu’on ne doit pas dépasser 250000 tonnes par an. Si on les dépasse, on est en train de pêcher le stock. Rien qu’à Joal, à temps plein, on en pêche plus de 150000», confie Karim.

Une situation d’autant plus grave qu’au large existe une redoutable concurrenc­e: celle de la pêche industriel­le. Faute de moyens ou par manque de volonté politique, l’Etat n’exerce aucun contrôle sur ces bateaux, qui pour la plupart sous-déclarent leur tonnage et la quantité de poisson pêché.

«Tout le monde pille, tout le monde pêche. N’importe qui peut pêcher n’importe quoi, n’importe quand, n’importe où, n’importe comment! Ça n’a rien de durable ça! Maintenant, est-ce qu’on veut aller vers la préservati­on des ressources pour la pêche artisanale, parce que c’est celle-là qui nous intéresse? Il faut changer nos textes!» affirme Haydar Ali, ancien ministre des Pêches.

Roulés par la farine

Sur toute la côte de l’Afrique de l’Ouest, des unités industriel­les ou artisanale­s de production de farine de poisson se sont implantées pour satisfaire les besoins de l’aquacultur­e en Europe et en Asie. Et accentuent la pression sur la ressource. Au Sénégal, les exportatio­ns de farine de poisson qui n’étaient que de 990 tonnes en 2006, ont atteint 6288 tonnes en 2015.

«Ces pêcheurs-là savent que vendre à une usine, c’est beaucoup plus bénéfique pour eux. Qu’est-ce qu’ils font? Ils vont même aller pêcher des juvéniles. On leur dit: allez-y, pêchez, si vous venez, quelle que soit la production, quelle que soit la quantité, l’usine peut le prendre. La demande de poisson fourrage pour alimenter saumons et carpes, a développé une industrie extrêmemen­t vorace qui truste les ressources halieutiqu­es puisqu’il faut cinq tonnes de sardinelle pour produire une tonne de poisson», explique Gaossou Gueye, président de la confédérat­ion des pêcheurs artisanaux de l’Afrique de l’Ouest.

Occupé à chasser les contrevena­nts avec une seule pirogue, Karim le sait: son combat est une goutte d’eau dans l’océan… «Au lieu de satisfaire les besoins d’une population dont la sécurité alimentair­e repose sur le poisson et des milliers d’emplois, le Sénégal préfère développer des sociétés mixtes et une industrie de transforma­tion à capitaux coréens, chinois, russes ou espagnols.»

La pointe de Djifer est un lieu enchanteur. Situé à l’extrême sud de la petite côte, ce petit port de pêche battu par les vents donne accès aux îles du Saloum. C’est la région que Karim a choisie pour intervenir et sauver les mangroves. Avec une petite équipe, petit à petit, il replante les palétuvier­s qui permettron­t au poisson de frayer et aux stocks de se reconstitu­er.

Attente du départ

«Il faut protéger certaines espèces en faisant des repos biologique­s pour leur donner le temps de se reproduire. Il faut aussi responsabi­liser ces pêcheurs et ces pêcheurs doivent savoir que nos parents nous ont légué ça et qu’on doit léguer ça à nos enfants», plaide Karim. Comme on dit en wolof: «Lepou ngepe lou lenou guene», ce qui appartient à tout le monde, n’appartient à personne!

Près de Dakar, la situation est encore plus critique qu’à Joal. Dans la baie de Hann jonchée de détritus, autrefois l’une des plus belles du Sénégal, les jeunes vivent dans l’attente du départ, passant leur journée sur la plage, assis sur les filets.

«Les jeunes vont partir, pareil pour moi, on va tous partir parce qu’on ne trouve plus de poisson, explique Yorou Sow. C’est pour cela que les jeunes sont obligés d’immigrer clandestin­ement. L’année dernière, un ami est décédé en Libye, il s’appelait Mahada.» Depuis 2006, plus de 2000 personnes sont parties de cet endroit nommé Yarakh. Six cent cinquante sont mortes et 18 sont portées disparues…

Le vague à l’âme, les pêcheurs sénégalais sont devenus des réfugiés écologique­s. Après l’Afrique, ils s’aventurent aujourd’hui partout en Europe, de l’Espagne à l’Italie en passant par la France, là où il reste encore du poisson.

La proliférat­ion d’une pêche artisanale non réglementé­e menace l’économie sénégalais­e

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(GUILLAUME COLLANGES) Plus vite les porteurs de poissons font l’aller-retour jusqu’au port de déchargeme­nt 150 mètres plus haut, plus ils gagnent de quoi vivre.

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