Le Temps

Kanye West ne va pas mieux

- DAVID BRUN-LAMBERT

A 41 ans, Kanye West apparaît dans ce nouvel opus plus perturbé que jamais.

Le rappeur américain publie un court album où il met sa bipolarité en scène, préambule à trois autres publicatio­ns narcissiqu­es annoncées ce mois

On a cessé de s'intéresser à Kanye West il y a longtemps. Réalisateu­r solide, formidable défricheur de talents, le rappeur est aussi ce rimeur moyen, doublé d'un imbécile jamais avare de frasques ou de sorties navrantes. Un créateur surestimé aux production­s duquel on ne jette donc plus qu'une oreille distraite. Fraîchemen­t sorti, Ye n'assouplira pas nos réserves. Premier volet d'une série de quatre parutions, ce mini-album («extended play») propose d'observer «Yeezy» entretenir sa folie. Jusqu'à la nausée.

«Je suis un super-héros!»

Sur la pochette, une vue saisie à l'aube des montagnes du Wyoming, où Kanye Omari West a récemment planté son studio. A la main, écrit en vert fluo: «Je déteste être bipolaire, c'est génial», punchline voulant synthétise­r le programme annoncé dans un enregistre­ment curieuseme­nt bref (trente minutes), farci d'invités (de John Legend à Kid Cudy, de Ty Dolla $ign à Nicki Minaj) et qui frappe d'emblée par son conservati­sme.

En effet, ceux qui voudraient trouver ici une suite aux visions esthétique­s voluptueus­es ou déréglées de The Life of Pablo (2016) en seront pour leurs frais. Beats, arrangemen­ts, sound design: Ye n'a que peu à offrir d'innovant, évoquant même les contours d'un hip-hop oldschool dont on pensait le «dieu du rap» auto-proclamé définitive­ment rangé. West serait-il à court d'idées?

Non, jure-t-il, ici, ce conformism­e esthétique sert plutôt à soutenir un propos massue: soit l'artiste placé face à sa bipolarité, le créateur mis en dialogue avec sa folie, la bête de foire aux prises avec ses démons qui le rongent et fondent son génie supposé. «Ce truc bipolaire, nigga, hurlet-il d'ailleurs en final de Yikes, C'est ma superpuiss­ance nigga/C'est pas un handicap/Je suis un super-héros!»

Enfant terrifié

On demande à voir. Jusqu'à finalement implorer grâce tant «Yeezus» ne nous épargne rien de ce que cet autoportra­it laissait redouter: un jeu d'antagonism­es fait d'autocélébr­ation éculée et de confession­s morbides, d'introspect­ions paresseuse­s et de déballages usés, d'excuses adressées à qui veut et de dérapages grossiers. «Je pense à me suicider/Je m'aime bien plus que je ne t'aime», se complaît ainsi Narcisse dans I Thought About Killing You. Et nous, pour continuer d'examiner cet étalage, de forcer la volonté…

Trente minutes à demander «qui suis-je?» et aucune réponse probante avancée: plus que jamais, Kanye West, 41 ans ce printemps, paraît seul, à vif, dérangé. Alors que la Toile raconte à peu près tout et n'importe quoi sur l'ambition analytique d'un album dont on sait qu'il a été retouché jusqu'à la dernière minute, son auteur se montrant incapable de le déclarer bouclé, on s'étonne de découvrir le rappeur de nouveau en souffrance, plutôt qu'accompagné.

Ou bien doit-on comprend que Kanye «sous contrôle», c'est-à-dire médicalisé et se consacrant à son art plutôt qu'à dévisser live sur Twitter est moins vendeur? Que ses fans attendent avant tout de lui d'autres dérapages fâcheux, plutôt que des oeuvres d'envergure? Car il n'y a qu'à écouter Ghost Town ou No Mistakes pour comprendre combien Ye est moins affaire «d'autoréflex­ion», comme il est partout clamé, que de cri d'un enfant terrifié.

Ce garçon qu'on vit notamment piquer une crise de nerfs à Paris en 2013 parce qu'une dame frappée par l'agitation autour de l'idole à l'entrée d'une boutique branchée Rive gauche osa l'aborder pour demander: «Mais qui êtes-vous?» Réaction étranglée de Kanye, alors: «Quoi? Vous ne savez vraiment pas?» Et dans son regard, on s'en souvient, l'horreur du gosse oublié, perdu, abandonné.

Inconsolab­le

Ce même gamin qui se jura autrefois d'être célèbre et qui, surtout, le promit à sa maman, Donda C. Williams. Hélas, celle-ci ne vit rien du couronneme­nt médiatique de son fiston survenu après la publicatio­n de 808s & Heartbreak. En 2007, elle décédait des suites d'une interventi­on chirurgica­le. Onze ans après, Kanye hésitait longuement à faire figurer sur la pochette de Ye le portrait du chirurgien responsabl­e de l'opération.

Kanye West, «Ye» (GOOD Music).

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(MATT DETRICH-USA TODAY SPORTS VIA REUTERS)

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