Le Temps

Le ramadan embarrasse l’école genevoise

- LAURE LUGON ZUGRAVU @LaureLugon

Des directeurs d’école ont reçu des recommanda­tions prévoyant des aménagemen­ts pour les élèves qui observent le jeûne. Le départemen­t reconnaît une erreur

Le document décrit les effets physiques du jeûne. Il suggère aussi des recommanda­tions aux enseignant­s en butte à d’éventuels cas problémati­ques, comme des symptômes d’hypoglycém­ie ou de déshydrata­tion des élèves abstinents.

Ce qui ressemble fort à une invitation, faite aux écoles, à adapter le programme au calendrier islamique est surtout… une bourde, selon le Départemen­t de la formation et de la jeunesse, qui précise qu’il ne s’agit pas d’une directive, mais de recommanda­tions à destinatio­n interne. Le départemen­t procédera à une rectificat­ion la semaine prochaine. Ce qui n’empêche pas une perplexité certaine chez les observateu­rs de la laïcité.

Des recommanda­tions ont été envoyées aux directeurs des écoles. Elles prévoient des aménagemen­ts pour les élèves qui observent le jeûne musulman. Le départemen­t reconnaît une erreur, n’ayant pas validé ce document contraire aux principes de la laïcité à l’école. Tollé

Un matin de mai, ce professeur a avalé son café de travers. Dans sa boîte de courrier électroniq­ue, il découvre des «recommanda­tions en cas de jeûne sur temps scolaire». Voilà qui mérite attention, s’agissant d’un document circulant non pas dans des écoles coraniques, mais à l’école publique genevoise.

Emanant du Service de santé de l’enfance et de la jeunesse (SSEJ) et envoyé à tous les directeurs de l’enseigneme­nt secondaire II (collèges et écoles de commerce), ce document est explicite dans sa naïveté. Il décrit tout d’abord les effets physiques du jeûne total ou partiel (sans privation de boissons). Il suggère ensuite des recommanda­tions aux enseignant­s en butte à d’éventuels cas problémati­ques, comme des symptômes d’hypoglycém­ie ou de déshydrata­tion des élèves abstinents.

En substance: si aucun accord de principe n’a pu être obtenu des parents pour la rupture du jeûne, l’enseignant doit contacter un médecin du SSEJ «qui donnera son aval et endossera la responsabi­lité «médicale» pour une rupture de jeûne». Si les parents refusent que leur enfant ingère de la nourriture ou une boisson sucrée, ils doivent venir le récupérer.

Ces recommanda­tions concernent aussi bien l’école primaire que le cycle d’orientatio­n et le post-obligatoir­e. Elles vont jusqu’à proposer plusieurs aménagemen­ts. A la gym, les enseignant­s sont invités à faire preuve de tolérance vis-à-vis de l’élève qui doit réduire ses efforts physiques. Plus déconcerta­nt encore: afin de «favoriser l’intégratio­n de tous», il est recommandé que «les camps ou les voyages d’études d’une semaine se déroulent, dans la mesure du possible, hors période de jeûne».

«Aucune dérogation n’est faite pour des motifs religieux»

PIERRE-ANTOINE PRETI, PORTE-PAROLE DU DFJ

Rectificat­ion promise pour la semaine prochaine

Autrement dit, il s’agit d’une invitation à adapter le programme et les activités scolaires au calendrier islamique. Comment se fait-il alors qu’en 2016 le canton ait édicté une brochure rappelant les principes de la laïcité à l’école? Une bourde, selon le Départemen­t de la formation et de la jeunesse (DFJ): «Aucune dérogation n’est faite pour des motifs religieux, rappelle Pierre-Antoine Preti, porte-parole. Le texte envoyé le 18 mai dernier n’a pas été formelleme­nt validé par le secrétaria­t général. Il ne s’agit pas d’une directive, mais de recommanda­tions à destinatio­n interne. Il contient des imprécisio­ns qui comportent des marges d’interpréta­tion étant entendu qu’aucune dispense ne doit être accordée pour ce motif.» Il précise qu’une rectificat­ion sera faite la semaine prochaine.

Peut-être, mais tous les directeurs cantonaux du secondaire II ont reçu ce document, quand bien même il n’avait pas la bénédictio­n de la hiérarchie. «Il est tout de même consternan­t, alors que la ligne que l’école doit suivre sur la laïcité est parfaiteme­nt claire, qu’une telle recommanda­tion soit largement diffusée, s’emporte Jean Romain, président du Grand Conseil et PLR. La direction du départemen­t ne fait pas son travail, et il n’est pas question que le monde politique se désintéres­se de ce genre de dérive. Les religions ne doivent ni légiférer ni réglemente­r le domaine public. Nous avons adopté une loi sur la laïcité, appliquons-la!»

Même à gauche de l’échiquier politique, certains toussent: «Autant je trouve bien qu’on prévienne le corps enseignant quant aux consignes de santé et qu’on respecte certains choix en matière d’éducation physique, dans la logique multicultu­relle qui est la mienne, autant je refuse que la religion interfère sur le calendrier scolaire», dit Romain de Sainte Marie, chef de groupe socialiste au Grand Conseil.

«Il y a un problème dans ce départemen­t»

Cette fâcheuse diffusion prouve au moins deux choses. D’abord, si le DFJ s’est montré ferme sur les principes laïcs, certains, au sein de ce départemen­t mammouth, ne l’ont manifestem­ent pas compris. Ou ont tenté de passer outre.

En effet, dans un autre mail du SSEJ envoyé à la direction générale de l’enseigneme­nt secondaire II, on précise que la fiche en question a été «laïcisée, selon les recommanda­tions en vigueur à l’Etat de Genève». On ne sait pas très bien ce que les auteurs entendent par là. Sauf à imaginer qu’en remplaçant le mot «ramadan» par le non spécifique «jeûne» – encore que le carême, à notre connaissan­ce, ne fasse pas l’objet d’une attention spécifique – ils pensaient rendre l’objet compatible avec le cadre institutio­nnel.

Porte-parole de la Coordinati­on laïque genevoise, Yves Scheller ne

«Nous avons adopté une loi sur la laïcité, appliquons-la!»

JEAN ROMAIN, PRÉSIDENT DU GRAND CONSEIL

mâche pas ses mots: «Bourde ou pas, indépendam­ment de la brochure sur la laïcité, il y a un problème dans ce départemen­t quand on voit des hauts fonctionna­ires prêts à soumettre le programme scolaire aux exigences politico-religieuse­s émanant de l’islam radical.»

Deuxième enseigneme­nt: le jeûne musulman est de plus en plus suivi par des écoliers, quel que soit leur âge. Si tel n’était pas le cas, personne ne se pencherait sur la question. Démunis devant des situations face auxquelles l’école n’est pas armée, les enseignant­s cherchent des issues. C’est probableme­nt leurs questionne­ments qui ont mené à exhumer ce document des tiroirs où il aurait dû rester. Si on ne connaît pas le nombre d’élèves qui font le ramadan, nombreux sont les maîtres à raconter des anecdotes, sous le couvert de l’anonymat. Comme cet élève réclamant une dispense du cours de cuisine en période de jeûne, ou cet autre débarquant à l’école en longue tunique à cette même occasion. Des histoires qui se règlent à l’interne sans remonter au départemen­t. ▅

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