Le Temps

Comment le chef Daniel Humm transcende les déchets alimentair­es

Le Suisse de New York, auréolé du titre de meilleur chef du monde, était de passage à Paris. Où il a concocté un festin avec des surplus alimentair­es

- PAR VÉRONIQUE ZBINDEN

Un après-midi lumineux dans Paris qui ronchonne contre ses grèves. Il est 14h30, il arrive à la Madeleine, avec sa longue foulée de marathonie­n, un t-shirt marine, en jean et baskets, son sourire malicieux et sa bonne étoile, Daniel Humm. Le natif de Strengelba­ch (Argovie), est une star à New York – élu l'an dernier meilleur chef du monde par le jury de The World's 50 Best Restaurant­s. Il baisse un peu la tête pour descendre dans la crypte où il va rejoindre son équipe.

Bienvenue au Refettorio Paris. Un sobre panneau noir indique l'entrée qui arbore une assiette stylisée et deux mains géantes déployées vers le ciel, une porte sur le côté permet d'accéder à la crypte de l'église de la Madeleine. Les gens du quartier connaissen­t bien le Foyer de la Madeleine qui sert depuis longtemps des repas aux plus démunis; des bénévoles viennent donner un coup de main, ponctuel ou régulier.

DÉCORÉ PAR JR

Depuis deux mois, la crypte accueille aussi le projet caritatif

Refettorio, mis sur pied par le chef multi-étoilé Massimo Bottura. On sent ici un étrange mélange de hype et de précarité, de joie et d'équipes télé. Pour l'heure, «Chef Daniel» vient donner de son temps et de son talent pour offrir du rêve à partir de surplus alimentair­es. Nous découvrons ensemble le décor de pierre des trois longues salles voûtées, quelques nuages célestes accrochés de part et d'autre par les artistes JR et Prune Nourry, des tables avec leurs photophore­s pour donner de la chaleur au bois nu. «A chaque fois, Massimo a réussi à créer une atmosphère d'une grande beauté, c'est tellement important», relève Daniel Humm. Après Milan en 2015, Bologne et Rio (2016), puis Modène, Londres et enfin Paris ce printemps, Massimo Bottura mêle l'art, la culture et le goût à tous ses projets. Ne pouvant être présent, c'est Cristina Reni qui nous accueille.

Elle est manager de la fondation Food for Soul créée par Massimo Bottura pour lutter contre le gaspillage alimentair­e. Elle nous présente Maxime Bonnabry-Duval, chef résident, qui nous entraîne dans les coulisses, là où les livreurs de Carrefour et de Metro ont amené des cagettes de céleris, d'aubergines et de champignon­s de Paris, des fraises, des bananes, du pain, de la viande. «Nous avons aussi un partenaria­t avec le groupe Accor et Phenix, une start-up acquise à notre cause. Je suis aussi passé par la banque alimentair­e car on y choisit des ingrédient­s comme dans un supermarch­é.»

Mike Pyers et Josh Hornden, proches collaborat­eurs de Daniel Humm depuis plusieurs années, nous ont précédés dans les cuisines de la crypte. Josh a sorti quinze kilos de jarrets de la chambre froide pour faire un osso-buco. Daniel, Mike et Josh viennent de rentrer de deux semaines passées à sillonner l'Inde, en quête de techniques et de saveurs nouvelles. «On va s'en inspirer pour faire un curry d'aubergines», suggère le chef. Pas le temps de rôtir le mélange d'épices, mais Josh commence à faire revenir la viande dans plusieurs sautoirs géants avant de poudrer le tout de massala, de gingembre et de paprika, libérant des odeurs envoûtante­s.

«J'adore les champignon­s de Paris, complèteme­nt sous-estimés au profit des cèpes», s'exclame Daniel, qui décide d'en faire un velouté pour l'entrée et s'attaque au nettoyage et à l'épluchage d'une montagne de barquettes. Mike se charge du dessert composée d'une glace à la fraise et, si le temps le permet, d'une glace à la banane. La crème anglaise qui servira de base se compose de rien de moins que 96 jaunes d'oeufs pour 8 litres de lait et 2,4 kilos de sucre.

BRIGADE DE BÉNÉVOLES

«Chef Daniel» épluche des légumes tout en racontant des bribes du voyage en Inde. «C'est la première fois que j'y allais. J'ai eu un choc. Nous ramenons énormément d'émotions, mais aussi des idées relatives aux techniques de cuisson, aux fours, aux marinades. Même si la cuisine de mon restaurant Eleven Madison à New York reste centrée sur notre territoire, nous sommes toujours à la recherche d'inspiratio­ns nouvelles.»

Au bout d'une heure, la températur­e s'est élevée dans la crypte, de même que l'agitation. Etat d'effervesce­nce autour du chef multi-étoilé, entre une journalist­e de l'AFP venue l'interviewe­r, l'équipe qui tourne un documentai­re sur les

Refettori et les les bénévoles qui arrivent pour se faire briefer.

Formation expresse par Christine Graffard, cheffe de projet, aidée par Jimmy et Ahmed, les deux permanents du service, dans une ambiance joviale. «Certains donnent un coup de main en cuisine. Une équipe est assignée à l'accueil, une au service. Heureuseme­nt, plusieurs sont des habi- tués.» Caroline, Maria, Adrien, Hugues et les autres sont retraités, étudiants, médiateur, photograph­es ou spécialist­es du marketing. On leur explique le travail de la fondation avant d'en venir au fonctionne­ment du lieu, à la numérotati­on des tables et aux attributio­ns respective­s, du vestiaire au passe, et à l'envoi des commandes.

«Au début, on refusait du monde, explique Christine. Les gens se réjouissai­ent qu'une oeuvre caritative soit branchée. Là, ça s'est calmé, il faut renouveler, fidéliser. On ouvre les portes à 18h30, on les ferme en principe une heure plus tard, sans quoi on ne peut plus suivre.»

COMME EN FAMILLE

Entre-temps, Daniel Humm est venu à bout de sa montagne de champignon­s. Il fait revenir le tout avant d'improviser un fond de sauce maison. «Un peu de bouillon cube et un trait de Maggi, soyons suisses! C'est un peu comme cuisiner pour sa famille ou inviter des copains, c'est plus décontract­é, j'aime bien.»

Les invités arrivent dans une heure et en gros, rien n'est prêt. Les invités? «Des centres d'accueil comme Aurore, Emmäus ou l'Agora nous adressent des gens en situation de précarité, hommes, femmes, familles, sans-abri. Nous allons faire un autre partenaria­t pour accueillir des migrants, l'idée étant d'avoir une vraie mixité», souligne Christine Graffard.

«L'affluence est variable, mais nous ne tournons pas encore à plein régime, note Cristina Reni. Nous avons une capacité totale de 120 couverts mais, ce soir, nous attendons 67 personnes. La faute aux grèves, mais aussi à la pluie et au ramadan.»

TONNERRES D’APPLAUDISS­EMENTS

Les portes vont s'ouvrir. Assiettes creuses, logo de la fondation, à chaque plat son décor soigné. Le pain est dans les corbeilles, les bénévoles peaufinent leur formation, avec le sourire. En cuisine, la métamorpho­se est consommée: des produits censément périmés, un peu fatigués, vaguement brunis ont donné naissance au menu définitif. Velouté de champignon­s de Paris, croûtons, huile de céleri; osso-buco, curry d'aubergines et riz; glaces aux fraises, bananes rôties et cookies. Au passe, un bénévole répète les gestes des chefs pour garnir et envoyer ses assiettes. Il faut doser le velouté dans les bols à l'aide du chinois, ajouter les croûtons, une tombée d'huile d'olive à la pipette, une pointe de céleri.

On est loin pourtant du stress, de la pression perfection­niste et de l'urgence qui règnent dans toutes les cuisines étoilées de la planète. «It's very easy», sourit «Chef Daniel». Tout à l'heure, en fin de service, sa petite brigade et lui iront faire leur tour de salle, comme d'habitude ou presque, déclenchan­t des tonnerres d'applaudiss­ements. Maria, qui vient régulièrem­ent, se dit «touchée d'accueillir des familles, parfois avec trois ou quatre enfants, de voir vraiment la faim à Paris, des gens qui redemanden­t du pain, de l'eau. L'accueil et l'attention sont essentiels, on récolte beaucoup de remercieme­nts et de gens qui nous disent que le repas était très fin et abondant.»

A lire: Massimo Bottura publie

«Le pain est d’or» (Phaidon), qui recense la contributi­on et les recettes des chefs ayant participé à l’aventure depuis ses débuts. Les bénéfices sont destinés à la fondation Food for Soul.

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(JR) Installé dans la crypte de l’église de la Madeleine, le Refettorio Paris offre un décor où le beau rencontre le bon.
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(JEAN-BLAISE HALL) Le chef suisse Daniel Humm (à gauche) et son équipe préparent les repas qui seront servis aux plus démunis.

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