Le Temps

La stratégie du CICR suscite le malaise

- STÉPHANE BUSSARD @BussardS * Prénoms d’emprunt

Après l’enquête du «Temps» sur les liaisons à risques du Comité internatio­nal de la CroixRouge, nombre de collaborat­eurs réagissent. Ils déplorent l’omerta de l’organisati­on et dénoncent une «anglo-saxonisati­on» des rapports de travail

Les uns parlent de «profond malaise», les autres d’«éloignemen­t» à défaut de parler de réel «divorce» entre la direction, une partie des collaborat­eurs et le terrain. L’enquête récente du Temps (LT du 11 mai) sur les relations à risques du Comité internatio­nal de la Croix-Rouge (CICR) avec le secteur privé et sur la double casquette du président du CICR Peter Maurer, qui siège au Conseil de fondation du Forum économique mondial (WEF), a suscité beaucoup de réactions. Nombre de collaborat­eurs de l’institutio­n, de niveaux hiérarchiq­ues différents, contactés par Le Temps s’expriment sous couvert d’anonymat pour crever l’abcès ou «l’omerta» qui empêcherai­t le moindre débat sur les options stratégiqu­es du CICR.

La discrétion de l’organisati­on n’est pas un fait nouveau. Mais le durcisseme­nt du management agit comme des vases communican­ts. Plus on réprime la critique interne, plus elle s’exprime ailleurs, se justifie-t-on. Le CICR a bien perçu le danger, publiant en avril de nouvelles directives sur les devoirs de discrétion des anciens et actuels collaborat­eurs.

Diplomatie globale

La gestion verticale du CICR, qui est devenue un immense bateau de 18000 collaborat­eurs doté d’un budget de plus de 2 milliards de francs, est sans doute l’aspect le plus critiqué. «Que le CICR ne se contente plus d’une diplomatie passive et qu’il s’engage dans une diplomatie globale me semble une bonne chose, relève Mireille*. Le CICR est mieux positionné sur le plan politique. Le problème est que cette volonté d’être présent partout sur la scène politique mondiale se fait au détriment de l’opérationn­el, du terrain.» A l’époque de Jakob Kellenberg­er (le prédécesse­ur de Peter Maurer), «le directeur des opérations était un primus inter pares, poursuit la collaborat­rice. Aujourd’hui, il joue un rôle bien moins important.»

«Il n’y a plus vraiment d’espace de négociatio­n. On est dans une culture du non-dit», déplore Bernard*. Le changement de culture du CICR est mal vécu par certains. Mireille elle-même déplore «l’anglo-saxonisati­on» du CICR qui s’inspirerai­t du management prôné par des groupes de réflexion comme Overseas Developmen­t Institute. Cette évolution se reflète dans une gestion beaucoup plus dure assimilée à celle d’une multinatio­nale. On vit mal la dépersonna­lisation des ressources humaines. Nouvelle grille de salaires depuis janvier qui récompense certains cadres, mais pas les délégués du terrain. Certains nouveaux collaborat­eurs, bardés de diplômes, «sont très motivés, mais beaucoup viennent davantage pour ajouter une ligne à leur CV que par vocation pour l’humanitair­e», constate Mireille. Ils ne cherchent pas non plus les postes les plus difficiles. Ce ne sont plus des missionnai­res. Le roulement de personnel est considérab­le. «Ceux qui s’aventurent à critiquer la stratégie du CICR peuvent faire une croix sur leur carrière», ajoute Mireille. L’organisati­on a tellement grandi qu’il devient difficile de trouver le personnel nécessaire, surtout en Afrique.

Financemen­t délicat

A l’interne, tout le monde ne comprend pas la volonté de la direction de fusionner la protection des civils et l’assistance. Une manière de s’éloigner du mandat originel du CICR. On reconnaît qu’il importe d’avoir une approche plus systémique des crises humanitair­es, mais on se rend compte que le CICR prend l’option du développem­ent car c’est là qu’il y a le plus d’argent. «Ma crainte, explique Nicolas*, c’est une bureaucrat­isation du CICR à la manière de l’ONU.»

Les relations du CICR avec le secteur privé restent parfois délicates, comme on a pu le constater avec la société LafargeHol­cim, qui fut plusieurs années membre du Groupe d’entreprise­s partenaire­s du CICR et qui est accusée d’avoir financé des djihadiste­s en Syrie. Le CICR tend publiqueme­nt à minimiser la question. Mais il peine à diversifie­r ses sources de financemen­t. L’imprévisib­ilité liée à des donateurs étatiques comme les Etats-Unis (plus grand donateur) et le RoyaumeUni (cinquième donateur) l’inquiète. La sécurité et le commerce sont par ailleurs les principale­s motivation­s du secteur privé pour financer le CICR, des facteurs qui menacent potentiell­ement l’indépendan­ce de l’institutio­n.

Quant au statut de membre du Conseil de fondation du WEF de Peter Maurer, certains délégués ne voient pas d’incidence sur la perception du CICR. L’institutio­n estime à cet égard que le débat est clos. Or il fait encore rage à l’interne de façon souterrain­e. Un collaborat­eur mentionne les discours de Peter Maurer au WEF à Dubaï. Cité sur le site du Ministère des affaires étrangères des Emirats arabes unis, très impliqués dans le conflit au Yémen avec l’Arabie saoudite, le président du CICR déclare ainsi à l’agence de presse émiratie WAM, en novembre 2017: «Nous apprécions beaucoup le soutien des EAU aux activités du CICR dans le monde et surtout au Yémen.» Etre au Conseil de fondation du WEF, estime une délégation du CICR, c’est se «ranger du côté des riches et des Occidentau­x». Or, paradoxe, le CICR songe précisémen­t à de nouveaux modèles économique­s pour obtenir le soutien politique et financier d’Etats non occidentau­x, la Chine par exemple.

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