Le Temps

Les petites mains radioactiv­es

En mars, un rapport mettait en lumière la contaminat­ion au radium des bâtiments horlogers en Suisse romande. Le sort des centaines ou milliers de femmes qui ont manipulé ce produit reste flou

- CHAMS IAZ @IazChams

L’industrie horlogère est fière de son passé et de ceux qui ont contribué à le faire rayonner. L’histoire des «radiumineu­ses» est pourtant moins glorieuse. De 1918 à 1963, des centaines sinon des milliers de femmes ont eu pour mission d’enduire les aiguilles et les cadrans des montres d’une fine couche de peinture à base de radium, une lampe frontale sur la tête et un pinceau ou un pinçon entre les doigts. Leur travail méticuleux rendait les montres luminescen­tes, afin qu’il soit possible de lire l’heure dans le noir. Une véritable révolution technologi­que pour l’époque.

Mais cette innovation a légué un héritage encombrant. En Suisse, quelque 1000 bâtiments ont servi d’atelier de peinture au radium, dont plus de 200 à Bienne. Au moins 83 sites doivent faire l’objet d’un assainisse­ment, selon un recensemen­t de l’Université de Berne, lancé après la découverte de déchets contaminés à Bienne lors des travaux de l’autoroute A5. Les travaux de décontamin­ation devraient coûter au minimum 7 millions de francs.

La première utilisatio­n officielle du radium dans l’horlogerie suisse est datée du 9 novembre 1918: une facture, émise par l’entreprise familiale Monnier-Radium, qui fait de cette société la première du pays spécialisé­e dans la pose de peinture luminescen­te. Elle faisait travailler une quinzaine d’ouvrières dans son atelier de La Chaux-de-Fonds.

L’euphorie du radium

«Après la découverte du radium par Marie Curie en 1898, il y eut une certaine euphorie, explique Michel Hammans, expert en radiations de la SUVA. On lui attribuait des effets positifs et c’est pourquoi ce nucléide s’est retrouvé ajouté dans de nombreux produits.» On attribuait à cet ingrédient extraordin­aire de multiples bienfaits: plus de chaleur, moins de rides et une meilleure santé.

Ainsi, les sous-vêtements radioactif­s de la marque Iradia sont mis en valeur pour aller skier, les montres peintes par Monnier-Radium sont dites «impossible­s à éteindre» et les crèmes pour le visage Tho-Radia à base de thorium et de radium sont vendues comme «embellissa­ntes parce que curatives».

Le radium est également utilisé dans la production de vin, de soda, de chocolat, et parfois même dissout dans de l’eau potable pour redonner la santé, car «prendre de la radioactiv­ité, c’est absorber de la vie», disait la publicité de Radiovie, un vendeur de pilules prescrites pour les anémiques et déprimés. Des utilisatio­ns multiples et peu précaution­neuses, qui ont eu des retombées sur la santé de ses utilisateu­rs. «Heureuseme­nt, certains produits de consommati­on courante estampillé­s radium n’en contenaien­t pas du tout. La mention du radium était parfois utilisée comme argument de vente», rappelle Christophe Murith, chef de la section des risques radiologiq­ues de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP).

Des femmes flexibles et précises

Prisées par les militaires, ces montres qui brillent dans le noir ont rapidement séduit le grand public. Mécaniquem­ent, les offres d’emploi se sont multipliée­s. Les journaux de l’époque, L’Impartial et la Feuille d’Avis de Neuchâtel, regorgent de petites annonces: «Recherche radiumineu­se habile et conscienci­euse.»

Les femmes étaient spécifique­ment recrutées, car elles représenta­ient une main-d’oeuvre bon marché, flexible et au geste précis. Les ouvrières des ateliers étaient essentiell­ement des jeunes femmes qui travaillai­ent avant de se marier. Celles qui travaillai­ent à domicile le faisaient quant à elles à temps partiel pour conjuguer leur profession avec leur vie de famille. Elles étaient rémunérées à la pièce. Les radiumineu­ses travaillai­ent dans des ateliers, chez des horlogers ou à l’armée, mais la plupart travaillai­ent aussi depuis «des places de travail à domicile situées dans l’Arc jurassien», précise l’OFSP.

Lors de la libéralisa­tion du marché du radium et de l’émergence de postes à domicile, après la Seconde Guerre mondiale, «les ateliers individuel­s de pose de matière lumineuse fleurissai­ent à La Chaux-de-Fonds comme pâquerette­s au printemps», se souvient Raymond Monnier, fils du fondateur de l’entreprise Monnier-Radium, dans un livre biographiq­ue sur son père intitulé La radioactiv­ité et l’industrie horlogère. Selon l’étude de l’Université de Berne, sur 172 personnes employées par Monnier-Radium entre 1924 et 1971, 160 étaient des femmes, avec un âge moyen de 23 ans.

«Le moment est venu où il n’a plus été possible de continuer à manipuler la matière lumineuse comme de la farine ou du sucre en poudre», image Raymond Monnier dans son ouvrage. Il raconte que son père, qui collaborai­t avec le laboratoir­e anglais Brandhurst, est allé leur rendre visite entre 1948 et 1951. «Le premier choc fut de découvrir […] le luxe de précaution dont ils s’entouraien­t pour manipuler la matière lumineuse avec laquelle nous vivions, nous, et depuis des années, dans une familiarit­é quotidienn­e et bon enfant», peut-on lire. Il ajoute que lorsque les Anglais sont venus en retour pour observer leur méthode de travail, le patron leur a dit: «Messieurs, vous êtes des assassins!»

Cette phrase les a conduits à revoir leur organisati­on, à conserver les peintures dans des boîtes en plomb, mais aussi à alerter les autorités, le Départemen­t de la santé publique de Berne et l’Institut de cancérolog­ie de Lausanne. «Nous avons jeté notre pavé dans la mare», résume-t-il.

Le scandale des «Radium Girls»

Cet épisode pose évidemment la question de l’impact sanitaire. Utiliser du radium au quotidien n’est pas sans risque. Et pourtant, il semble n’y avoir eu aucun cancer ou décès recensé de femmes ouvrières suisses. «Les statistiqu­es des maladies profession­nelles de l’époque tenaient compte de l’ensemble des rayons ionisants alpha, bêta, gamma et des rayons UV sans les dissocier – le radium 226 est un émetteur alpha. Il n’est donc pas possible de dire combien de personnes ont été touchées par une maladie profession­nelle liée à la peinture au radium», soutient Michel Hammans, expert en radiations de la SUVA.

Aux Etats-Unis, le radium a eu des effets dévastateu­rs sur celles qui le manipulaie­nt. Le scandale des «Radium Girls» est de notoriété publique. Les femmes qui ont travaillé dans l’industrie horlogère ont eu de sévères complicati­ons et ont développé des tumeurs cancéreuse­s sur plusieurs parties de leur corps. C’est un dentiste qui a lancé l’alerte en 1924 en voyant les dents des ouvrières se déchausser et des bouts d’os de mâchoire se détacher. Grace Fryer fut la plus célèbre des Radium Girls: sa colonne vertébrale gravement touchée l’obligeait à porter un corset en métal. Les jambes de plusieurs de ces filles se sont raccourcie­s, à cause de la friabilité de leurs os.

Cinq Radium Girls se sont réunies pour poursuivre leur employeur en justice. Mais le temps de trouver un avocat pour les représente­r, les médecins ont estimé qu’il ne leur restait plus que quelques mois à vivre. Un combat contre la montre qu’elles ont finalement remporté en signant un accord à l’amiable. Catherine Wolfe, peintre de cadran atteinte d’une tumeur à la hanche, poursuivra sa lutte dans l’Illinois jusque dans son lit de mort. C’est sur celui-ci qu’elle sera entendue en 1938. Ce procès retentissa­nt ouvrira la porte à de nouvelles législatio­ns et à la création de l’agence fédérale de protection des travailleu­rs américains.

En Suisse, la technique utilisée a en partie protégé les ouvrières. «Elles n’ont pas souffert des mêmes maladies, explique Christophe Murith. Aux Etats-Unis, elles affinaient leur pinceau entre leurs lèvres pour avoir une pointe fine. Et comme il s’agissait de grosses pièces, la quantité de radium absorbée était plus importante qu’en Suisse. Monnier a pris conscience des risques de cancer. Ses ouvrières travaillai­ent avec un stylo ou un poinçon. Il n’y avait pas de contact direct, même si certaines d’entre elles se faisaient les ongles avant de sortir la nuit.»

Il n’y a pas eu de procès de ce genre non plus, «car il n’y a pas eu de cas de cancers directemen­t liés à l’incorporat­ion de radium», ajoute-t-il. De son côté, Raymond Monnier confie dans son livre qu’il soupçonne l’atelier de son père d’être responsabl­e de la fausse couche de sa femme et du cancer de son père.

Une dose plus grande qu’à Hiroshima

En 1963, après l’entrée en vigueur de la première ordonnance sur la radioprote­ction, le travail à domicile n’est plus autorisé et les entreprise­s sont mieux contrôlées. La SUVA jouait le rôle d’autorité de surveillan­ce. «Trente-trois entreprise­s étaient déclarées. Nous pouvons donc imaginer que 300 personnes posaient de la peinture luminescen­te au radium», estime Michel Hammans.

Pour obtenir l’autorisati­on d’exercer, il fallait désormais mettre en place «des mesures techniques, comme la ventilatio­n du lieu, des mesures organisati­onnelles, dont l’informatio­n des collaborat­eurs, et des mesures personnell­es, tel qu’un contrôle médical régulier», détaille-t-il. Avant cette date, rares sont les docteurs qui se sont intéressés à la santé de ces femmes.

L’un d’entre eux est le docteur biennois François Favre. Pionnier de la dermatolog­ie du travail, il a documenté le travail de ces femmes à domicile, ce qui lui a valu quelques robustes inimitiés dans le milieu industriel. En 1959, il est le premier à signaler des cas de radiodermi­te sur les doigts des ouvrières. D’après ses observatio­ns, c’est le majeur, le doigt qui frôle le godet de l’ouvrière lorsqu’elle prélève de la poudre, qui est le plus touché. Chaque ouvrière utilisait une lampe frontale et «c’est pour cette raison que le godet et les cadrans doivent se trouver dans le même champ visuel», écrit-il dans son rapport. La faible distance godet-cadran favorisait le contact direct et donc l’apparition de lésions cutanées après cinq à sept ans de travail.

«Leur corps s’est habitué»

Maurice Cosandey, ancien chef du Service de contrôle des irradiatio­ns du canton de Genève, a également rencontré une centaine de ces ouvrières dans les années 1970 pour mesurer et comparer leur taux de radioactiv­ité. «Elles travaillai­ent toutes à domicile et avaient aménagé un petit bureau dans un coin de leur appartemen­t sur lequel elles posaient leur matériel. Elles étaient lumineuses, mais d’une luminosité invisible à l’oeil», se souvient-il.

Au cours de leur travail, ces femmes avaient absorbé des doses extrêmemen­t élevées. «Deux d’entre elles avaient un cancer et l’une les os très fragiles, mais cela restait proportion­nel à la population. Elles ont reçu de manière diluée sur toute leur vie des doses plus grandes que ce qu’il a fallu pour tuer une personne à Hiroshima. Le corps s’est semble-t-il habitué, car elles se portaient bien dans l’ensemble», se rappelle-t-il avec étonnement.

Ces ouvrières ingéraient de petites quantités de radium en affinant la pointe de leur pinceau avec la commissure des lèvres. «L’ennui, c’est que le radium est radioactif pendant plus de 2000 ans et il se fixe sur les os dès qu’il est absorbé par voie orale. Il a la même réaction chimique que le calcium et le corps humain ne les distingue pas. Ces ouvrières étaient devenues radioactiv­es», explique-t-il.

Des femmes lui ont confié avoir mis de la peinture au radium sur les murs de leur appartemen­t, sur les cheveux des poupées ou sur les interrupte­urs. «Des appartemen­ts et objets sont donc radioactif­s en ce moment. A l’époque nous l’avions signalé, mais personne n’avait réagi.» ▅

La première utilisatio­n officielle du radium dans l’horlogerie suisse est datée du 9 novembre 1918

«L’ennui, c’est que le radium est radioactif pendant plus de 2000 ans et il se fixe sur les os dès qu’il est absorbé par voie orale»

MAURICE COSANDEY, ANCIEN CHEF DU SERVICE DE CONTRÔLE DES IRRADIATIO­NS DU CANTON DE GENÈVE

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(JULIEN PACAUD POUR LE TEMPS)

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