Abandonner le papier? Un pari «très risqué» pour les quotidiens
De «La Tribune», en France, à «La Presse», au Canada, en passant par «The Independent» en Angleterre, le passage de l’imprimé au numérique n’a pas toujours été un succès
«En abandonnant l’imprimé, vous perdez une forte visibilité dans l’espace public, ce qui va vous pénaliser»
GEORGE BROCK, PROFESSEUR DE JOURNALISME À LA CITY UNIVERSITY DE LONDRES
C’est une première dont se vantait jeudi matin Tamedia. «Le Matin fait oeuvre de pionnier en devenant le premier quotidien suisse à basculer complètement en version numérique», expliquait le groupe de presse dans un communiqué. Une première helvétique, mais de loin pas mondiale. Depuis plusieurs années, de plus en plus de quotidiens, voire de magazines, abandonnent l’impression papier pour se concentrer sur internet. Mais sans garantie de succès, loin de là.
L’un des premiers à avoir fait le pas fut The Christian Science Monitor. Basé à Boston, ce titre était imprimé à plus de 220000 exemplaires dans les années 1970, un chiffre qui s’effondra à 56000 en 2009. Cette année-là, le quotidien cessa d’être imprimé, au profit d’un site web. Seule fut maintenue une édition hebdomadaire. En France, le quotidien économique La Tribune a pris une trajectoire similaire. Après un dépôt de bilan en 2011 et une reprise par des investisseurs, le titre abandonne le papier, sous forme quotidienne, en 2012, pour se concentrer sur internet et un hebdomadaire papier. Le nombre de rédacteurs est divisé par trois et l’équilibre financier est retrouvé.
Attention à la publicité
Pour George Brock, professeur de journalisme à la City University de Londres, «abandonner le papier est un pari très, très risqué». L’auteur du livre Out of Print: Newsapers, Journalism and the Business of News in the Digital Age estime qu’«un titre qui voit ses recettes publicitaires s’effondrer aura de la peine à les retrouver en ligne, ou via des abonnements numériques. Une page de publicité dans le print a de la valeur car la place y est rare. Sur internet, elle rapporte beaucoup moins.»
Pour le professeur, le passage au tout numérique impose en parallèle une obligation: un contenu de qualité. «En abandonnant l’imprimé, vous perdez une forte visibilité dans l’espace public, ce qui va vous pénaliser. Si votre titre veut exister sur internet, il doit offrir des articles de haut niveau, qui se différencient de ce que font les autres. C’est valable tant pour les sites payants que gratuits. Sinon, les lecteurs ne reviendront plus vous lire.»
En Angleterre, The Independent a tenté le pari du numérique. «Mais le résultat n’a pas été satisfaisant: le journal a migré sur internet et n’est restée imprimée qu’une version proche des tabloïds, qui perd de l’argent», poursuit George Brock. Selon lui, le Financial Times et le Guardian pourraient, à terme, être tentés par le passage au 100% numérique. «On sent que le Financial Times teste ses lecteurs, avec des tarifs prohibitifs pour les abonnements imprimés et des prix très bas pour la version en ligne. Mais les retours des lecteurs ne les incitent apparemment pas à quitter le papier.» Quant au Guardian, «son contenu reste de qualité mais il perd de l’argent. Il vit en partie des dons qu’il reçoit grâce aux appels affichés à la fin de chaque article. Mais je ne le vois pas quitter rapidement le papier», estime le professeur.
Dans l’espace francophone, l’aventure du quotidien montréalais La Presse est suivie avec attention. En 2013, le papier avait été abandonné au profit d’une édition quotidienne gratuite sur tablette. Mais début mai, financièrement asphyxié, La Presse lançait un appel aux dons privés et à une aide de l’Etat pour survivre. Tout en excluant un retour au payant: le journal est téléchargé par 260000 lecteurs chaque jour, mais selon une étude du journal, seuls 100000 seraient prêts à payer 5 dollars canadiens (3,80 francs) par… mois. En juin 2017, La Presse avait déjà abandonné son édition papier du samedi et licencié 49 employés.
«Newsweek», le retour
Dans cette migration vers le numérique, un titre détonne: Newsweek. Le magazine américain avait cessé d’être imprimé en 2012, pour n’être plus qu’un site web. Deux ans plus tard, à la faveur d’un changement de propriétaire, il était de retour dans les kiosques. Mais une enquête du FBI, portant sur l’origine de fonds reçu par la maison mère, projetterait actuellement une ombre sur le futur du titre. ▅