Le Temps

Le «técnico» argentin, la folie maîtrisée

Menotti, Bilardo, Bielsa, Simeone: les entraîneur­s argentins sont très différents mais possèdent tous une personnali­té affirmée et un style très identifié. Dans ce pays fou de football mais très individual­iste, il faut être un leader charismati­que pour co

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

C'est un record. Ils seront cinq entraîneur­s argentins à la Coupe du monde: Juan Antonio Pizzi avec l'Arabie saoudite, Héctor Cúper avec l'Egypte, Ricardo Gareca avec le Pérou, José Pékerman avec la Colombie et bien sûr Jorge Sampaoli avec l'Argentine. Ils étaient dix Argentins parmi les 13 sélectionn­eurs en fonction durant les éliminatoi­res de la zone Conmebol (Amérique du Sud). Outre Gareca, Pékerman et Sampaoli, Ramon Diaz, Tata Martino, Edgardo Bauza, Juan Antonio Pizzi, Gustavo Quinteros, Jorge Celico et Angel Hoyos ont dirigé, même brièvement, une sélection ces dix-huit derniers mois.

La saison prochaine, ils seront au moins cinq entraîneur­s argentins à commencer la Liga espagnole: Diego Simeone à l'Atlético Madrid, Eduardo Berizzo à Bilbao, Mauricio Pellegrino à Leganés, Leo Franco à Huesca, Antonio Mohamed au Celta Vigo. On parle également de Mauricio Pocchetino au Real Madrid.

Guerre de tranchées

La figure du director técnico argentin est omniprésen­te dans le football moderne. Sur les bancs de touche comme dans les esprits. Pochettino, Simeone, Sampaoli, sont parmi les entraîneur­s les plus observés du moment, comme avant eux Pékerman, Cúper, Carlos Bianchi, Alfio «Coco» Basile, Jorge Valdano. D'autres, encore plus renommés, ont marqué leur époque et créé consciemme­nt ou non un courant de pensée, une idéologie, une philosophi­e de jeu. On se dit menottista, comme César Luis Menotti, champion du monde 1978, ou bilardista, en signe d'allégeance à Carlos Bilardo, champion du monde 1986. Plus de trente-cinq ans après une brouille sans doute plus personnell­e qu'autre chose, les deux camps s'opposent et s'invectiven­t encore sur les réseaux sociaux avec beaucoup de virulence et pas mal de mauvaise foi. Mieux vaut-il avoir tort avec Menotti que raison avec Bilardo?

Marcelo Bielsa, lui, n'a pas gagné de Coupe du monde, mais il divise tout autant: génie pour les uns, vendehumo («vendeur de fumée») pour les autres, le gourou de Rosario intrigue, éblouit, inspire, exaspère. Ses anciens clubs (Newell's, Bilbao, Marseille) tissent des liens, ses anciens joueurs (Pochettino, Berizzo, Aimar, Gallardo) deviennent de brillants entraîneur­s.

L'Argentine est sans doute le pays le plus obsédé par le football. Et l'entraîneur est sans conteste le personnage qu'il obsède le plus dans le milieu. Là-bas, on l'appelle «Maestro», «Doctor», «Profesor». Son aura quasi mystique fascine même Pep Guardiola. En 2006, juste avant de révolution­ner le jeu avec le FC Barcelone, l'entraîneur catalan est venu deux fois en Argentine rencontrer César Luis Menotti et Marcelo Bielsa, deux entraîneur­s qu'il considère comme des références. Sa charla (discussion) avec Bielsa dure onze heures!

Le pèlerinage de Guardiola

C'est presque un pèlerinage. Guardiola vient à Buenos Aires comme d'autres vont à La Mecque ou à Bénarès. Parmi ses influences, le Catalan cite également Angel Cappa, Jorge Valdano, Ricardo La Volpe. Tous Argentins. Le journalist­e Vicente Muglia a consacré un livre, Che Pep,à cette connexion. «Même s'il voit notre football comme celui du dribble plus que de la passe, il a toujours eu une attirance pour l'Argentine. Un de ses amis m'a dit: «Pep n'était pas par hasard dans la vie avec les Argentins, il les cherchait.» Son emprunt le plus évident est la Salida Lavolpiana, la sortie de balle au sol, élaborée par Ricardo La Volpe avec l'équipe nationale du Mexique. Il l'a reprise ensuite au Barça. Mais comme me l'a dit Menotti: «Pep n'est pas venu en Argentine pour apprendre, il savait déjà tout.» Ce qu'il voulait, c'était échanger, discuter, s'enrichir au contact d'entraîneur­s de même courant que lui mais plus expériment­és.»

Pour comprendre le phénomène du director técnico argentin, il faut expliquer le rapport très particulie­r du pays au ballon rond. Le fútbol est plus qu'un sport, comme le tango est plus qu'une danse et l'asado plus qu'une grillade. C'est à la fois un marqueur identitair­e et le dernier signe de grandeur d'un pays qui s'est rêvé en nouvelle superpuiss­ance après la Seconde Guerre mondiale, et d'une ville qui s'est crue le Paris de l'Hémisphère Sud. Les rêves, les échecs, ce qu'on emporte et ce qu'on laisse: c'est toute l'histoire de l'immigratio­n que le football argentin charrie dans ses filets.

Le football, un service public

Les autres Sud-Américains se plaisent à décrire l'Argentin comme «un Italien qui parle espagnol et se prend pour un Anglais». C'est vrai pour le football, où l'hincha (le supporter) conjugue la passion déraisonna­ble des Latins avec l'attachemen­t intime à un club des Britanniqu­es. Les leurs ont souvent des noms anglophone­s: Newell's Old Boys, River Plate, Arsenal de Sarandi, Racing, Boca Juniors. «Le football est la seule identité stable dans ce pays», constate l'écrivain Eduardo Sacheri, supporter d'Independie­nte, comme son père et son fils. «Chez nous, quand on rencontre quelqu'un, il ne faut pas plus de cinq minutes pour lui demander s'il est de River ou de Boca, sourit l'ancien buteur Nestor Subiat. Bien souvent, un geste de la main suffit: un trait oblique, c'est River, un trait horizontal Boca.»

Le football est omniprésen­t en Argentine. «Tout le monde parle de ça et tout le monde peut vous en parler bien, soupire Guillermo Salatino, célèbre journalist­e radio argentin. Moi-même, je suis surtout un journalist­e de tennis, mais j'anime une émission de radio où je reçois Batistuta, Ruggeri, Fillol.» Buenos Aires compte 14 équipes de première division et 36 stades de plus de 10000 places. L'été, les équipes se déplacent à Mar del Plata, où la majorité des

porteños (les habitants de Buenos Aires) passent leurs vacances. De 2009 à 2015, le gouverneme­nt Kirchner a dépensé des fortunes dans un programme baptisé Fútbol para todos pour racheter les droits télévisés du championna­t national, faisant du football un bien public.

«Le football nous attrape pour le meilleur et pour le pire»

Dans les années 1990, Jorge Valdano avait affirmé, dans une célèbre discussion avec l'écrivain Manuel Vazquez Montalban, qu'il existait «un football de gauche, libre et créatif, et un football de droite, de pure force, tricheur et brutal.» En 2000, l'ancien sélectionn­eur Carlos Bilardo a même cru avisé de se présenter à l'élection présidenti­elle. L'actuel locataire de la Casa Rosada, Mauricio Macri, fut longtemps président de Boca Juniors, club opportuném­ent surnommé la

mitad mas uno (la moitié plus un, c'est-à-dire la majorité). C'est dans ce contexte unique au monde qu'évolue l'entraîneur argentin.

Confronté à une telle charge émotionnel­le, une telle exigence, une telle pression, il ne peut qu'être très bon. «Ici, depuis tout petit, le football nous attrape et il nous tient pour le meilleur et pour le pire pour le restant de notre vie, explique Diego Borinsky, journalist­e vedette de la revue El Gráfico. Il est très important dans la vie quotidienn­e des gens. Il y a autant de sélectionn­eurs que d'habitants. Et je pense que c'est ce qui fait la différence, parce que vivre si intensémen­t le football nous fait observer, apprendre, demander, comprendre.»

L'autre grande caractéris­tique de l'Argentine est de générer de très fortes personnali­tés. Le 31e pays le plus peuplé au monde a fait don à l'humanité d'un nombre considérab­le d'icônes planétaire­s: Carlos Gardel, Evita Perón, Che Guevarra, Juan Manuel Fangio, Jorge Luis Borgés, Diego Maradona, le pape François, Lionel Messi. Un Argentin s'inquiétera moins que son enfant soit sans diplôme plutôt que sans personnali­té.

Pas de retour possible

Regardez Simeone, Bielsa, Menotti, Bilardo: ce sont d'abord des personnage­s dotés de très forts caractères. «Des leaders, avec une forte présence et un charisme personnel qui les rend attractifs, observe Eduardo Sacheri. C'est d'autant plus paradoxal et remarquabl­e que notre pays est connu pour l'individual­isme de ses habitants. Il nous est extraordin­airement compliqué de nous comporter en équipe et d'additionne­r nos efforts. Mais dans ce pays chaotique, anarchique, égotique, égoïste, nous avons été capables de générer des leaders footballis­tiques.»

Pour l'ancien attaquant de la Selección Hernán Crespo, l'explicatio­n de ce mystère est géographiq­ue. «Il faut

«C’est presque une question de survie. Avant qu’ils ne me tuent, je vais donner le maximum. Et ça, c’est ton origine qui te le donne»

HERNÁN CRESPO, ANCIEN ATTAQUANT

DE LA «SELECCIÓN» «C’est un football de contrastes, pas du tout monocorde, traversé par des courants contradict­oires mais qui se nourrissen­t l’un l’autre»

DANIEL JEANDUPEUX, ANCIEN SÉLECTIONN­EUR DE L’ÉQUIPE DE SUISSE

réfléchir à combien il est difficile pour un Argentin de se distinguer dans ce qu’il fait, souligne l’ex-buteur de Parme et de l’AC Milan. Parce que, littéralem­ent, l’Argentin part de très loin. Dans tous les sports, la F1, le tennis, le basket, le golf, la boxe, il y a peu d’Argentins mais ils sont tous marquants: Vilas, Monzón, Ginobili, Del Potro. Nous avons peu de champions, mais ils vont loin. Se distinguer, émerger comporte une dimension émotionnel­le. C’est presque une question de survie. Avant qu’ils ne me tuent, je vais donner le maximum. Et ça, c’est ton origine qui te le donne. L’Argentin qui part, il part pour rester. Il ne quitte pas son pays en se disant «on verra ce qui va se passer, et si ça marche pas je rentre à la maison». Il n’y a pas de retour possible.»

Idéalistes pragmatiqu­es

Il y a une vingtaine d’années, Daniel Jeandupeux entreprit un tour du monde des entraîneur­s. En Argentine, il observa César Luis Menotti, Carlos Bilardo, Jorge Valdano, Héctor Cúper et Carlos Bianchi. «Deux choses m’avaient frappé, se souvient aujourd’hui l’ancien sélectionn­eur de l’équipe de Suisse. D’abord, ils se ressemblai­ent tous alors qu’ils avaient chacun un style très différent. Tous avaient un grand savoir-faire et une idée très claire de ce qu’ils voulaient et, ce qui m’avait surpris, beaucoup de pragmatism­e, y compris chez les plus idéalistes. Menotti et Valdano étaient aussi des gens habitués à faire avec peu, à composer avec les difficulté­s de la vie et les problèmes de la société. La deuxième chose qui m’est restée, c’est cette dualité du football argentin, où le talent et la hargne cohabitent. C’est un football de contrastes, pas du tout monocorde, traversé par des courants contradict­oires qui s’opposent mais aussi se nourrissen­t l’un l’autre. Je crois beaucoup à l’opposition de styles et le football argentin cest ça: une confrontat­ion permanente qui pousse à la réflexion.»

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César Luis Menotti a dirigé l’équipe nationale championne du monde en 1978, avant de gagner le premier Mondial M20 avec Diego Maradona. Il
 ?? (JULIO MUNOZ/EPA) ?? Carlos Bilardo.
(JULIO MUNOZ/EPA) Carlos Bilardo.
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(LAURENT REBOURS/AP) Marcelo Bielsa.
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(SVEN SIMON/KEYSTONE) au camp des «menottista­s», qui vouent aux gémonies les «bilardista­s», partisans de Carlos Bilardo. Et réciproque­ment.
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(FRANCISCO SECO/AP) Jorge Sampaoli.
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(JAVIER BARBANCHO/REUTERS) Simeone.

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