QUAND LA MINE ENGLOUTIT SES FORÇATS
Kevin Canty replonge au coeur de l’une des catastrophes minières majeures des Etats-Unis pour réhabiliter ces gueules noires, héros de l’ombre avalés à jamais par les ténèbres. De l’enfer jailliront pourtant des étincelles de vie
◗ C’est une Amérique totalement oubliée, enfouie dans ses propres catacombes, que remet en scène
De l’autre côté des montagnes. Où Kevin Canty – né en 1953, installé dans le Montana – prend le relais de Germinal et des Indes noires, de Retour à Coal Run de Tawni O’Dell et du Jour d’avant de Sorj Chalandon, pour nous entraîner au coeur de l’Idaho, à Silverton, petite bourgade ouvrière réputée pour la fécondité de ses mines d’argent.
Chaque jour – nous sommes en 1972 –, la plupart des hommes de la cité descendent à près de 2 kilomètres sous terre, entassant dans des wagonnets le précieux minerai qui fera la fortune de Silverton. Des décors à la Zola, avec des alignements de baraquements et tous ces pubs où, le soir, les travailleurs viennent se soûler, soulagés d’avoir une fois de plus échappé aux accidents meurtriers qui transforment les mines en souricières diaboliques.
REGARD QUASI JOURNALISTIQUE
Au cours de la matinée, ils ont foré le front de taille, ils ont installé les explosifs dans l’aprèsmidi pour les faire sauter en fin de journée. En bas, il y a seulement le rocher luisant, le poids écrasant du silence, le sifflement des tuyaux d’air comprimé et le soupir des ventilateurs.
Sans effets de plume, avec un regard quasi journalistique, Kevin Canty décrit ces lieux où «les hommes du fond sont tous passablement esquintés. Ils ne sont pratiquement jamais propres. Même le savon industriel qu’ils utilisent pour se débarrasser de la graisse a une odeur infecte.» Ici, «on n’a que son passé devant soi», dira le jeune David, un des héros du roman, qui finit par échapper à la mine et par sauter dans sa Coccinelle pour s’installer avec une colocataire à Missoula – la capitale intellectuelle du Montana – où il espère pouvoir s’inscrire à l’université.
DANS LEURS YEUX, L’INDICIBLE
A peine débarqué dans la cité chère à Jim Harrison, David apprend la terrible nouvelle, le 2 mai 1972: Silverton vient d’être frappée en plein coeur. Une tragédie collective, à la suite de l’incendie souterrain d’une des mines d’argent où, au petit matin, sont descendus travailler 173 ouvriers. D’abord, il y a eu une odeur «âcre, chimique, du plastique cramé». Puis un panache de fumée noire a envahi les galeries, toutes les machines se sont tues et les lumières se sont éteintes, comme aux enfers, avec un bilan catastrophique: 91 morts. Et presque autant de rescapés arrachés à la gueule de la mine.
«Ils ont vu l’indicible, c’est visible dans leurs yeux, à la façon dont ils s’évitent du regard, dont ils évitent de croiser celui de leurs femmes quand ils se soumettent à leurs étreintes au centre du carreau de la mine.» Mais il y a aussi un miracle qui fera les gros titres de la presse: ces deux mineurs, Lyle et Terry, dégagés des profondeurs au bout de seize jours, n’ayant survécu que «grâce aux gamelles des morts».
CHAPE DE SILENCE ET DE COLÈRE
C’est un linceul de chagrin et de cendres qui s’abat alors sur la cité, une chape de silence et de colère où chacun pleure un mari, un fils, un père ou un frère. Au Buck’s, le bar préféré des gueules noires, on compte les absents. Et l’on se tait. David, lui, a perdu son frère Ray, qui laisse une veuve éplorée et ses jumelles. Et bien d’autres personnages du roman seront touchés par la catastrophe. Ann, par exemple, dépossédée de sa vie à 22 ans, qui n’aura pas l’enfant qu’elle désirait parce que son époux, Malloy, est resté l’otage des ténèbres. «Le bébé était dans ses rêves, elle était sûre de son arrivée, elle y avait mis tout l’amour qu’il y avait en elle, des océans de tendresse. Un enfant lui était promis, pensait-elle, une petite main à tenir.»
Sous le crépitement des flashes, Ann ira jusqu’à la mine, au moment où les secouristes remontent le cadavre de Malloy. «Sous la saleté, la peau est d’une pâleur jaunâtre et les yeux exorbités de terreur, poursuit Kevin Canty. La mort l’a transformé en une chose qu’elle n’avait jamais vue auparavant. Tout dans cette vie peut vous être retiré en un instant. N’importe quand. Elle l’avait toujours su. Mais elle le comprenait seulement aujourd’hui.»
L’AMOUR POUR PANSER LES BLESSURES
Dans ce récit abrupt, l’auteur d’Etrangère en ce monde (traduit à L’Olivier) montre comment cette catastrophe brisera les familles et transformera le destin de toute la ville, marquée au fer rouge par d’incurables séquelles, après ce qui restera le deuxième accident minier des Etats-Unis. Un accident qui – autre miracle sous la plume du romancier – sera le théâtre d’une belle histoire d’amour entre Ann et David: ils partageront leur deuil et leurs blessures, sachant qu’il «ne restait rien, excepté la nécessité de continuer à vivre».
«Tout dans cette vie peut vous être retiré en un instant. N’importe quand»