«ROBERT WALSER OU L’INVITATION À LA LIBERTÉ»
◗ J’ai toujours voyagé en compagnie d’un écrivain du lieu que je visitais, où j’aurais volontiers habité parfois. Quand je m’aventurai en Suisse, il y a quelque vingt ans, je passai la soirée de Noël chez des amis parisiens à Lausanne et dormis chez leur voisine, une charmante Lausannoise, cousine de l’écrivain Fernand Auberjonois. Cette nuit-là, je lus son merveilleux livre de souvenirs, Mon village
U.S.A., qui relatait l’épopée de ce Vaudois universel, qui quitta Lausanne pour New York, avant de participer aux côtés des Américains au débarquement en Sicile et de sillonner le monde comme correspondant pour le Journal de Genève et la Voice of A cette époque, je crois bien avoir quitté Paris pour la Suisse par besoin d’exotisme – c’està-dire de variété. J’avais dans ma sacoche et dans ma tête de quoi satisfaire amplement ce besoin de nouveauté.
Au cours des mois précédant mon arrivée, j’avais fait quelques incursions à Genève et exploré les antres de plusieurs librairies, où je découvris des auteurs singuliers: le Genevois Toepffer à la librairie Julien, sur la place du Bourg-de-Four, le Haut-Valaisan
Thomas Platter le Vieux et le Toggenbourgeois Ulrich Bräker à la librairie du Rameau d’Or de Plainpalais, dans la riche collection de littérature suisse de Pierre-Olivier Walzer; et une myriade d’autres auteurs dans la caverne aux trésors du libraire Barone, derrière la gare Cornavin. Que n’y trouvai-je pas: l’Histoire des Français de Sismondi, la correspondance de la femme de lettres hollandaise d’expression française Isabelle de Charrière, dite Belle de Zuylen, que j’associais toujours dans mon imagination davantage à la prussienne et libérale Neuchâtel, où elle vécut, qu’à sa Utrecht natale; le Bâlois Hebel, le Bernois GotAmerica. thelf, l’érudit zurichois Alfred Berchtold, que j’allais trouver dans sa maison de Chêne-Bougeries pour de longues et passionnantes conversations.
Pour moi, arriver en Suisse, c’était aller à la rencontre de Walser – et du pays de Walser. Comme c’est souvent le cas pour tous les auteurs qui nous ont marqués, je ne me souviens plus du moment précis où je commençai à lire Robert Walser; mais c’est à Carouge, chez son éditrice genevoise, un jour d’hiver 1998, que j’eus l’impression d’entrer dans l’intimité de son écriture et de son être, le territoire créait un lien et, ce jour-là, la neige, cet élément magique qui traverse toute l’oeuvre de Walser, par un heureux hasard, tombait en abondance.La neige walsérienne, je la retrouvai quelque temps plus tard à Saint-Gall, où l’écrivain m’apparut chez un libraire établi aux abords de l’abbaye-bibliothèque. Je m’offris une édition ancienne de Der Spaziergang (La
promenade), un petit volume cartonné datant de 1917, à l’enseigne des Editions Huber & Co., Frauenfeld & Leipzig. Je lus la première phrase en caractères gothiques devant une chope de bière à la tombée de la nuit, au milieu de l’après-midi, comme une invitation à un vagabondage infini: «… eines schönen Vormittags, da mich […] die Lust, einen Spaziergang zu machen, ankam…» («… un beau matin, l’envie me prenant d’aller faire une promenade…»).
Le déroulé de la phrase bourdonnait d’une enivrante rumeur. L’originalité du Bernois m’apparut d’emblée liée à sa ville, Bienne/Biel, miroir de deux langues et, aussi, au paysage du Seeland, à la beauté énigmatique; son écriture, sa pensée, ses sentiments s’affranchissaient de toutes les hiérarchies: de la gravité et de la profondeur de son récit jaillissait à l’improviste un humour caustique et joyeux, propre aux hommes libres. C’est à cette liberté que je me suis ressourcé au fil des années, la liberté si naturelle d’un homme qui faisait oublier qu’il était un écrivain immense. Dans toute son oeuvre, les thèmes s’ébrouaient dans le grand désordre de la vie. Une vive intelligence et une beauté paisible s’exprimaient avec une émouvante et folle simplicité. Une seule phrase, un seul vers de Walser vous ouvrait au monde: «La vérité est souvent plus fantastique que toute la fantaisie du poète»; «Le mal égale en beauté la beauté»; «Souvent les sages envient les sots / car il y a du beau dans la simplicité». Dans cette gratitude infinie pour le monde et pour la vie, on lui emboîtait le pas, plein d’allégresse, vers la liberté. ▅