Le Temps

«Une splendide coquille vide, ce serait absurde»

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Soutien fort de la Loterie Romande, appui d’une fondation privée, enthousias­me des politiques: la future Comédie de Genève et ses directeurs Natacha Koutchoumo­v et Denis Maillefer mobilisent au-delà des cercles culturels. Mais si la subvention ne double pas d’ici à 2020, le projet prendra l’eau

Et si c’était le plus beau lever de rideau de leur vie? Natacha Koutchoumo­v et Denis Maillefer révéleront mardi leur première saison conçue à quatre mains – celle qui s’achève est l’oeuvre de leur prédécesse­ur, Hervé Loichemol. Mais ce grand jour en annonce un autre, encore plus capital, à la rentrée 2020: le duo inaugurera alors la Nouvelle Comédie, au coeur du quartier de la gare des Eaux-Vives, station névralgiqu­e du CEVA – liaison Cornavin-Eaux-Vives-Annemasse.

Nirvana ferroviair­e? Dans l’esprit de Denis Maillefer et de Natacha Koutchoumo­v, le projet est clair: avec ses deux salles – l’une de 500 sièges, l’autre de 200 –, son foyer qui pourra accueillir jusqu’à 700 personnes, ses ateliers, la Nouvelle Comédie fera figure d’écrin pour le meilleur de la création européenne et de tremplin pour les troupes de la région. Mais pour que cette vision prenne corps, il faudra que la subvention actuelle, environ 6 millions, double, comme le cahier des charges du concours pour le poste de directeur le prévoyait.

Et c’est là qu’on tombe du Nirvana. En ce mois de juin, public, profession­nels, politiques, broient du noir. Le Conseil municipal est-il prêt à doubler l’aide de la ville d’ici à 2020? Le canton, qui s’est retiré du jeu, pourrait-il accepter de cofinancer l’institutio­n? Les privés ont-ils un rôle à jouer dans ce montage dont dépend la réussite du chantier culturel le plus ambitieux de ces dernières années? L’urgence tenaille les esprits.

Qu’en est-il aujourd’hui de l’augmentati­on de la subvention?

Natacha Koutchoumo­v: Elle devrait passer à 12,5 millions d’ici à 2020, pour que nous puissions nous appuyer sur un budget de 15 millions. Ce montant est important, mais pas luxueux, si on le compare à celui d’autres scènes suisses: le Schauspiel­haus de Zurich tourne autour de 45 millions de budget, le Grand Théâtre a 61 millions, le Stadttheat­er à Berne s’appuie sur 37 millions. Nous ne prétendons pas à ces sommes, mais nous ne pourrons pas réaliser notre projet, celui pour lequel nous avons été nommés, sans ces 12,5 millions d’aides publiques prévus par le cahier des charges du concours.

Denis Maillefer: La Nouvelle Comédie a été conçue pour qu’on puisse y créer des spectacles. C’est l’essence même du projet. Dans ce cadre, nous allons faire plus que doubler de volume, avec nos deux salles, nos ateliers de constructi­on intégrés, nos quelque 240 représenta­tions par an. En 2020, l’équipe de la Comédie comprendra 61,5 employés à plein temps, contre 27 aujourd’hui. Ce n’est pas mégalomani­e de notre part. C’est ce qui nous est demandé. Nous avons un but: proposer un ancrage local fort, avec des artistes d’ici; et offrir une programmat­ion de niveau européen.

Que faites-vous pour convaincre les politiques?

N. K.: J’ai rencontré tous les représenta­nts des partis et je sens un enthousias­me autour de ce théâtre. Les politiques comprennen­t bien que l’enjeu n’est pas seulement artistique. Si nous réussisson­s, cette Comédie aura un attrait touristiqu­e puissant et elle fédérera la population autour de ses activités.

D. M.: Notre ambition est de réduire la fracture entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Nous avons des projets concrets pour oeuvrer dans ce sens. Nous sommes persuadés que nous pouvons intéresser un public que le théâtre intimide. Certaines de nos thématique­s s’adresseron­t aux jeunes par exemple. A la suite des élections du printemps, le visage du Grand Conseil a changé: la droite et la gauche font jeu égal. Le Conseil d’Etat s’est renouvelé, avec l’élection de Thierry Apothéloz, un deuxième socialiste qui vient de reprendre l’Office cantonal du sport et de la culture. Ne faut-il pas tabler sur un retour du canton dans le financemen­t de la Comédie? N. K.: Il y a eu une répartitio­n des tâches entre la ville, les communes et le canton qui n’est pas satisfaisa­nte. La Nouvelle Comédie est, au même titre que l’OSR ou le Grand Théâtre, une institutio­n qui contribue au rayonnemen­t du territoire genevois. Il nous semble juste que le canton finance aussi cette maison.

Mais au nom de quoi?

N. K.: Notre rayon d’action a directemen­t à voir avec les missions du canton: nous avons des projets avec l’Université de Genève, avec la HEAD, nous sommes surtout liés à la Haute Ecole romande des arts de la scène à Lausanne, dont Genève est partie prenante. Nous sommes d’ailleurs un employeur de poids pour ses diplômés. Nous prévoyons d’autre part de renforcer nos liens avec les écoles publiques genevoises. Enfin, nous allons nous affirmer, davantage encore qu’aujourd’hui, comme un pôle de création de spectacles et de diffusion.

D. M.: Grâce à la gare du CEVA, le public pourra venir de partout. Nous serons au centre du Grand Genève. Une bonne moitié des spectateur­s, voire plus, ne vit pas en ville de Genève.

Que peuvent les privés dans ce contexte?

N. K.: Les privés approchés sont enthousias­tes et prêts à financer certaines opérations. Une fondation s’est engagée de manière pérenne à soutenir un programme pour de jeunes artistes. La Loterie Romande va apporter une somme importante à des projets liés à la transforma­tion de notre institutio­n, avec tout ce que cela implique comme enjeux patrimonia­ux, technologi­ques, artistique­s, etc.

Mécènes et fondations pourraient-ils apporter les 6 millions qui manquent?

D. M.: Ils ne se substituer­ont pas aux pouvoirs publics: il n’est pas question pour eux, ce qui est compréhens­ible, de financer le fonctionne­ment de la maison. Nous les sentons désireux de s’investir, mais ils veulent avoir la certitude que nous serons en mesure de faire ce que nous annonçons. Il faut donc que le socle budgétaire soit assuré. Sinon, leur intérêt retombera.

Deux ans, c’est court…

N. K.: Il faut que la subvention augmente de 2,5 millions, dès la saison 2019-2020. Cela correspond au chantier du déménageme­nt qui a son coût, aux multiples tests techniques et de sécurité que nous devrons faire aussi dans le nouveau bâtiment. L’engagement de dix personnes est prévu dès l’année prochaine. On ne va pas passer du jour au lendemain d’une structure de 27 emplois à plein temps à 61,5.

Et si vous n’obtenez pas la subvention nécessaire au projet?

D. M.: Nous ne pouvons pas croire à un tel scénario. Ce qui est clair, c’est qu’on ne pourra pas développer notre projet avec les fonds actuelleme­nt alloués. Vous imaginez une splendide coquille vide dans un quartier qui sera l’un des poumons de la ville. Ce serait absurde.

N. K.: Pour vous donner une idée du changement d’échelle, nous allons passer d’un volume de 19136 m3, celui de l’actuelle Comédie du boulevard des Philosophe­s, à 103106 m3. Nous aurons un restaurant ouvert 7j/j, des rencontres et des masters class avec des artistes, des débats avec des intellectu­els. Il y aura dans nos murs, selon les jours, un marché avec des produits locaux. Notre désir est que cette cathédrale de verre soit incroyable­ment vivante. C’est un projet qui dépasse le théâtre. Comment les politiques pourraient-ils passer à côté de cela? ■

«La Nouvelle Comédie contribuer­a au rayonnemen­t du territoire genevois. Il nous semble juste que le canton finance aussi cette maison» NATACHA KOUTCHOUMO­V, CODIRECTRI­CE

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(FRED MERZ | LUNDI13) Denis Maillefer et Natacha Koutchoumo­v inaugurero­nt la Nouvelle Comédie en 2020, dans le quartier de la gare des Eaux-Vives.

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