Le Temps

Le droit suisse et l’épineuse question des oeuvres spoliées

- PAR ANNE LAURE BANDLE*

Il ne se passe pas une semaine sans qu’une demande de restitutio­n d’oeuvres d’art spoliées durant la Seconde Guerre mondiale ne fasse la une des médias. Ces derniers temps, il est question du tableau d’Alfred Sisley Premier jour de printemps à Moret, saisi en novembre 2017 du coffre bancaire détenu par Alain Dreyfus, un marchand d’art bâlois qui n’est pas au bout de ses tribulatio­ns. Celui-ci l’avait acheté pour 338500 dollars auprès d’une maison de vente aux enchères internatio­nale à New York en 2008 et présenté ensuite dans le catalogue de vente de sa galerie espérant réaliser un joli bénéfice. Or, ce n’est pas un acquéreur potentiel qui s’est manifesté, mais les héritiers du bijoutier et collection­neur d’art juif Alfred Lindon.

Celui-ci avait émigré de Paris aux Etats-Unis en 1939 et confié sa collection d’art à la filiale parisienne de la banque Chase Manhattan. Lorsque la Wehrmacht allemande envahit Paris, la collection d’art a été saisie pour être transmise à l’Einsatzsta­b Reichsleit­er Rosenberg, la section du régime en charge des confiscati­ons des oeuvres d’art appartenan­t à des juifs.

Situation ambivalent­e en Suisse

En Suisse, la situation des oeuvres d’art spoliées est ambivalent­e. D’une part, le droit suisse protège l’acquéreur de bonne foi, même si le propriétai­re d’origine s’en trouve dessaisi contre sa volonté. Encore faut-il établir que l’acquéreur avait procédé à toutes les vérificati­ons et investigat­ions auxquelles on s’attendait de sa part compte tenu des circonstan­ces concrètes du cas d’espèce. En revanche, un acquéreur qualifié comme étant de mauvaise foi peut en tout temps être contraint de restituer l’oeuvre d’art à l’ayant droit.

Ces exigences seront plus élevées vis-à-vis d’un collection­neur affûté que pour les novices. Le droit suisse, contrairem­ent à d’autres pays européens, n’a pas instauré de régime légal particulie­r depuis la chute du Mur en faveur des familles spoliées leur permettant d’outrepasse­r les règles ordinaires et d’obtenir la restitutio­n d’oeuvres d’art détenues dans les collection­s étatiques. Plusieurs motions parlementa­ires dans ce sens n’ont pas abouti.

Solutions justes et équitables

D’autre part, la Suisse est signataire des Principes de Washington de 1998, dont on célèbre cette année les 20 ans d’existence. Des principes certes non contraigna­nts, qui prévoient notamment d’identifier les oeuvres d’art pillées par les nazis et non restituées à ce jour, de rendre accessible­s aux chercheurs les archives et tout document pertinent, d’encourager les héritiers de victimes à annoncer leurs prétention­s relatives à des oeuvres spoliées, enfin de trouver une solution juste et équitable en dehors des tribunaux en tenant compte des circonstan­ces du cas d’espèce. La Suisse a réaffirmé son adhésion à ces principes dans le cadre de conférence­s et déclaratio­ns subséquent­es.

D’un point de vue purement pragmatiqu­e, une oeuvre d’art spoliée est en principe invendable aux enchères en raison des vérificati­ons scrupuleus­es sur sa provenance opérées par les maisons de vente. Si une spoliation est avérée, la maison de vente contacte les héritiers concernés. Elle ne procédera pas à la vente sans qu’un accord entre les parties ou une décision judiciaire règle le sort de l’oeuvre. Ces accords aboutissen­t généraleme­nt à une répartitio­n du prix de vente entre les parties intéressée­s. En outre, certaines foires, telle la TEFAF à Maastricht, procèdent également à un vetting des oeuvres exposées dans l’objectif d’exclure des oeuvres spoliées ou volées.

A la lumière de ces objectifs de due diligence, l’affaire du tableau de Sisley surprend. Interrogée, la maison de vente aux enchères explique que la provenance problémati­que n’était pas connue au moment de la vente. Comme dans de nombreux cas, l’acquéreur de bonne foi se trouve alors corseté par son droit de propriété légitime et le respect des valeurs éthiques, d’où l’importance d’un contrôle diligent avant toute acquisitio­n.

▅ * Docteure en droit, avocate chez Borel & Barbey, directrice de la Fondation pour le droit de l’art.

Le droit suisse protège l’acquéreur de bonne foi, même si le propriétai­re d’origine s’en trouve dessaisi contre sa volonté

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