Le Temps

«L’hypocrisie des puissants est le crime le plus antisocial»

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

Bernie Bonvoisin s’est rendu dans les camps des déplacés syriens du Liban. Le chanteur de Trust est revenu en colère, furieux du double langage des ONG et des Etats. Rencontre

Bernie Bonvoisin est un enragé des mots. De l’autre côté de la table, dans ce restaurant italien proche des Grands Boulevards, le chanteur de Trust a vite dégainé son arme verbale fatale. Sa veste chic d’un bleu clair estival, ses plates excuses pour son léger retard, ses mots agréables sur la Suisse – il rage encore d’avoir raté l’occasion de jouer à Paléo pour de «stupides questions de dates» – nous l’avaient fait croire assagi. Erreur. La danse du chagrin (Ed. Don Quichotte), son récit tout juste publié sur le sort des enfants dans les camps syriens du Liban, est un coup de poing. «Ne soyons pas surpris qu’ils soient en colère, écrit le hard-rockeur à propos des millions de déplacés enlisés dans les camps gérés par les Nations unies. Nous imposons la démocratie et nous ne générons que la haine. Donner des leçons devient compliqué, voire suicidaire, quand on se comporte de la sorte…»

On cherche à définir avec lui le style de ce livre véhément. Journalism­e? Non. «Je suis un témoin. J’ai voulu aller voir. Je raconte ce que j’ai vu. Je n’ai pas fait d’enquête. Mon premier degré, je le revendique», lâche celui dont le nom reste, à jamais, arrimé au fameux refrain d’Antisocial, le morceau culte de Trust.

Charité business

Bernie flingue. Il était au Liban en 2016 pour un documentai­re, diffusé sur France 2, puis sur La Chaîne Parlementa­ire française. Il a décidé d’en faire un livre où il dénonce par salves, souvent sans nuances, «parce que sur le terrain, les gens n’ont pas le choix du discerneme­nt».

Exemple: ses phrases assassines sur Handicap Internatio­nal. L’organisati­on humanitair­e est sollicitée pour permettre l’accès à l’un de ses centres de réhabilita­tion orthopédiq­ue. Elle lui envoie un film déjà monté pour émouvoir, où «un adolescent de 12 ou 13 ans, une prothèse à la jambe à hauteur du genou, se déplace, fait des mouvements, tourbillon­ne sur lui-même. Et pour parfaire la démo, le tout a été mis en musique.» Méchant et démago? «Je n’ai rien contre les ONG, mais qu’elles arrêtent de nous enfumer. Charité business, c’est une réalité.»

En noir et blanc

«Dans ton désespoir, il reste un peu d’espoir. Celui de voir les gens sans fard et moins bâtards…» rageait Antisocial. Bernie Bonvoisin, lui, a fait son choix et en est fier: garder toujours les yeux ouverts. Dire les réalités comme il les voit. Comme il les sent. En noir et blanc, parce que le gris est propice aux combines. «Il y a des faits et il y a des causes à ces faits, poursuit-il, au risque d’apparaître comme un donneur de leçons. Les déplacés syriens savent très bien pourquoi ils sont là: parce que pendant des années, la famille du dictateur Assad a été tolérée, voire choyée par l’Occident. On a laissé le père massacrer son peuple. Et on s’étonne que le fils fasse de même. L’hypocrisie des puissants est le crime le plus antisocial.» Basta.

Bernie n’aime pas Donald Trump et ses méthodes de promoteur immobilier voyou. Mais impossible, pour le rockeur, de ne pas sourire à l’évocation d’Emmanuel Macron: «Je n’ai pas voté au second tour de la présidenti­elle de 2017. J’ai fait, avec Trust, le choix des petites salles de concert de la France périphériq­ue qui sent l’abandon. On joue devant mille personnes. On a les gens devant, là. Et je peux te dire que leur colère, le Monsieur Propre de l’Elysée ne l’imagine même pas…»

Vieille habitude suisse

Trust reste un bouclier. Notoriété. Milliers de concerts au compteur. Nouvelle génération de fans pour suppléer les quinquas nostalgiqu­es. Bernie l’assume, même s’il affirme qu’à Beyrouth personne ne connaissai­t ses refrains. Sauf que vouloir tout simplifier peut aussi s’avérer un écueil pour l’habitué des festivals. La mosaïque libanaise est une succession d’impasses, de tournants, de virages politiques et religieux en épingle. Les massacres de Syrie sont un remake des grands conflits de la guerre froide, par puissances interposée­s.

Alors? «J’ai eu la chance qu’un producteur de télévision me fasse confiance. Je n’ai pas filmé comme artiste. J’ai posé les questions et j’ai aussitôt compris que le grand théâtre de l’actualité qu’on nous sert est une farce. N’écrivez pas que je suis populiste. Ce n’est pas ça. Je veux juste qu’on mette des noms sur les choses. Les millions de gens abandonnés, les gamins en t-shirts dans l’hiver froid des camps, les fonctionna­ires de l’ONU et leurs grosses voitures, je ne les ai pas inventés.» Même la Croix-Rouge internatio­nale se retrouve pilonnée: «Pas vraiment une référence en termes de probité, écrit-il. A la Croix-Rouge, on aime bien fermer les yeux et tourner le dos quand la situation se complique. Vieille habitude suisse…»

Le droit de l’ouvrir

On lui avait promis de parler de son livre, publié par l’éditeur de la galaxie Mediapart. Et on en a parlé. De l’arrogance des Occidentau­x. De cette haine que les enfants syriens des camps n’ont pas d’autre choix que de transporte­r avec eux. La voix de Trust aura bientôt 62 ans. Le cinquantiè­me anniversai­re de Mai 68 ne l’inspire guère. L’artiste se défend d’avoir opté pour un pamphlet. Il revendique son «droit de dire parce qu’on crève de se taire ou d’être instrument­alisé».

Question finale sur Johnny Hallyday et le deuil national qui suivit son décès. Bernie ne s’est pas exprimé. Il a gardé de Johnny une image: celle d’un dîner à Montmartre. «Johnny était prisonnier de son personnage, de sa notoriété. Il avait plein d’envies qu’il lui était impossible de réaliser.» Après le cinéma, après deux autres livres, La danse du chagrin est plus qu’un reportage: le coup de colère de Bernie Bonvoisin pour retenir, par les mots, «ce temps perdu qu’on ne rattrape plus».

«Le grand théâtre de l’actualité qu’on nous sert est une farce. N’écrivez pas que je suis populiste. Je veux juste qu’on mette des noms sur les choses» BERNIE BONVOISIN, CHANTEUR «Les déplacés syriens savent très bien pourquoi ils sont là: parce que pendant des années, la famille du dictateur Assad a été tolérée, voire choyée par l’Occident» «La danse du chagrin» (Ed. Don Quichotte). Trust en tournée: www.difymusic.com/trust

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