La laïcité à l’épreuve de l’islam
Parce qu’elle interdit aux élus et aux fonctionnaires genevois d’afficher des signes ostentatoires religieux, la loi sur la laïcité est attaquée par quatre référendums. Que révèle cette offensive? Que l’islam politique est un sujet tabou?
A peine adoptée, la loi sur la laïcité est attaquée par quatre référendums de l’extrême gauche, soutenus par les Verts et les Jeunes socialistes. En cause: la disposition interdisant aux élus et aux fonctionnaires les signes ostentatoires religieux
Depuis plusieurs siècles, les conseillers d’Etat genevois sont invités, à la prestation de serment, à «s’approcher des Saintes Ecritures» pour jurer fidélité à la République. Cette année, rupture de tradition. «Veuillez vous approcher du lutrin», a déclaré le président du Grand Conseil, Jean Romain. Sur celui-ci trônait la Constitution, quand les Ecritures, elles, reposaient un peu plus loin.
C’est que le débat sur la laïcité est passé par là. Le 27 avril dernier, une loi a été adoptée par le parlement à une large majorité. En substance, elle prescrit, conformément à la Constitution de 2012, que l’Etat est laïc et qu’il observe une neutralité religieuse, tout en entretenant des relations avec les communautés religieuses. Mais à peine née que la voilà attaquée par quatre référendums dont les signatures s’ajouteront. Ils viennent des milieux d’extrême gauche, syndicaux, féministes et de la communauté musulmane, avec SolidaritéS à la manoeuvre de coordination. Preuve que ni les longs travaux en commission, ni les débats fleuves n’auront apporté la sérénité sur ce thème sensible au bout du lac. Pour deux raisons au moins. L’Histoire, qui voit la République légiférer sur la question en 1907 déjà, non sans difficultés et rancoeurs. Plus contemporain: la place de l’islam dans le canton.
«L’onction de l’élection fait changer de statut»
C’est justement ce qui pose problème aux référendaires. En effet, un amendement déposé par le PLR est finalement passé, qui prévoit l’interdiction faite aux élus cantonaux et communaux, ainsi qu’aux employés de l’Etat en contact avec le public, d’arborer «des signes religieux ostentatoires». En filigrane, le voile, qui inquiète davantage que la croix. Initialement, cette restriction ne devait s’appliquer qu’aux exécutifs, mais le législatif a plaidé la cohérence. «Si un candidat a le droit d’afficher un signe ostentatoire, il n’en va pas de même pour un élu, ajoute Jean Romain. L’onction de l’élection lui fait changer de statut, puisqu’il représente désormais aussi l’Etat.»
Ce n’est pas l’avis de Pierre Vanek, député au Grand Conseil d’Ensemble à gauche: «Ce volet est clairement islamophobe. On peint le diable, car cet article de loi répond à un problème inexistant.» Pas tout à fait, puisqu’une élue écologiste de Meyrin, Sabine Tiguemounine, porte le voile. D’où la division chez les Verts. En début de semaine dernière, l’ancien maire écologiste de la ville de Genève Patrice Mugny vole au secours de la laïcité dans les colonnes de la Tribune de Genève. Il argumente contre le soutien à l’islam politique, plaidant «le droit à l’ignorance de la foi des fonctionnaires». Las. Le même soir, le comité cantonal du parti décide de soutenir le
En filigrane, le voile, qui inquiète davantage que la croix
référendum. Les Verts déposeront aussi un recours constitutionnel pour défendre leur élue. Avec un Parti socialiste très divisé lui aussi, les référendaires se sentent pousser des ailes, tandis que les partisans de la laïcité s’inquiètent.
«Ne pas laisser le champ libre au discours régressiste»
C’est le cas de Pierre Gauthier, du Parti radical de gauche. Comme on ne peut pas lancer un référendum contre un référendum, ce conseiller municipal en ville de Genève a eu l’idée d’un appel, «pour une laïcité garante de la paix et de nos libertés», signé par des personnalités de tous bords politiques et de tous horizons. «Notre idée était de ne pas laisser le champ libre aux anti-laïcs et à leur discours régressiste», explique Pierre Gauthier. A la gauche de la gauche pleuvent les banderilles. Si la majorité de cette constellation politique affiche la compréhension – ou la complaisance, diront leurs adversaires – à l’égard du voile, au nom de la liberté, du féminisme ou de la non-discrimination, une minorité s’y oppose, au nom de ces mêmes libertés, féminisme et non-discrimination, compris autrement. «Nous sommes présumés coupables par les nôtres, qui ne comprennent pas qu’ils sont utilisés par les sexistes, les homophobes et les obscurantistes», s’inquiète Pierre Gauthier, dont la conviction est que le voile est autrement plus liberticide qu’une loi qui délivre du joug des obédiences.
«Nous, les protestants, avons aussi été blessés en 1907»
Les choses se corsent lorsque les Eglises catholique romaine, catholique chrétienne et protestante de Genève volent au secours de l’islam. Si les Eglises traditionnelles se sont fendues d’un communiqué affichant leur soutien à la loi, elles notent plusieurs réserves. Dont celle-ci: «La disposition concernant les signes extérieurs a été votée de manière ciblée contre la communauté musulmane», avancent-elles. Blaise Menu, pasteur et modérateur de la Compagnie des pasteurs et des diacres, a assisté aux débats parlementaires: «Les arguments ont essentiellement porté sur la question de l’islam, dit-il. Mais dans les personnes auditionnées, peu provenaient de cette communauté, c’est une occasion manquée.» Affaire de solidarité entre religions? Pas seulement. Blaise Menu: «Nous, les protestants, avons aussi été blessés en 1907, lorsque Genève a rompu son lien multi-séculaire au protestantisme, et que le budget de notre Eglise n’émargeait plus au budget de l’Etat. Avec le recul, cela a permis l’émergence de la citoyenneté genevoise et l’égalité entre les communautés. Quitte à surprendre, nous sommes aujourd’hui attachés à la laïcité, profitable à la paix religieuse.»
C’est aussi l’objectif de cette nouvelle loi, qui prévoit d’autres choses: l’enseignement du fait religieux dans les écoles publiques, l’élargissement de la contribution religieuse volontaire à d’autres religions que celles historiques, pour autant qu’elles soumettent leurs comptes à examen. Tout comme pour la loi de 1907, il faudra sans doute que s’écoulent les ans pour en dresser le bilan. Sauf si les urnes la déclarent mort-née.
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