Le Temps

Face à l’horreur numérique, le déni de réalité de l’Occident

- GRÉGOIRE GONIN HISTORIEN

La modernité voue un véritable culte à la transition numérique, érigée en cathédrale, comme la fée Electricit­é au XIXe siècle ou la voiture au suivant; une divinité qui formerait assurément un chapitre posthume des Mythologie­s de Roland Barthes. «Il faut accepter de sacrifier certains endroits du globe pour extraire du cobalt et du lithium», déclarait mi-avril l’un de ses prophètes, un psychiatre vaudois devenu aéronaute. En plein jubilé des années 1968, peut-on encore penser librement à l’ombre d’une telle chapelle?

En 1759, le Nègre du Suriname (le Chinois ou le Congolais actuels), auquel les Hollandais ont coupé une main et une jambe, apostrophe le visiteur: «C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe.» De cette rencontre avec la réalité du mal, Candide perd toute foi en l’optimisme. En 2018, selon cet oracle médiatique, «on ne peut pas faire de l’écologie sans casser quelques oeufs». Or, ceux-ci ont une couleur: jaune, et non blanche. Loin de l’ingénue compassion voltairien­ne, pareil cynisme teinté de racisme néo-impérialis­te déroute l’historien. Dans La guerre des métaux rares, enquête retentissa­nte de six ans, Guillaume Pitron démontre en effet comment l’Occident a transformé à son immense profit les eldorados de la croissance en apocalypse­s à ciel ouvert. L’auteur y allume les contre-feux du greenwashi­ng et de la «mondialisa­tion heureuse», et se livre à une exégèse du catéchisme énergétiqu­e.

Produits chimiques pour purifier les minerais déversés directemen­t dans les sols, puits infestés par les rejets toxiques des usines, champs de maïs empoisonné­s, pluies acides: la Chine, et ses 10000 mines, vit à son tour de plein fouet la malédictio­n des terres rares. En RDC, plus de 100000 néo-esclaves extraient dans des conditions médiévales (pelle et pioche) le cobalt révolution­naire. Le constat est sans appel: les décideurs ont préféré un monde connecté à une planète propre et digne. Ses 8 milliards d’individus vont consommer davantage de métaux d’ici à 2050 que la centaine les ayant précédés. L’industrial­isation d’une voiture électrique consomme trois fois plus qu’un véhicule convention­nel; plus l’autonomie de la batterie augmentera, plus les gaz à effet de serre vont croître, au point de rejoindre ceux du moteur à pétrole. Avant même leur mise en service, les totems des supposées énergies vertes (laptop, smartphone, voiture électrique, panneau solaire, éolienne, LED, etc.) «portent le péché originel de leur déplorable bilan énergétiqu­e et environnem­ental», si l’on considère le cycle de vie intégral des produits (production, transport, usage et recyclage). Les technologi­es de l’informatio­n, elles, consommaie­nt en 2013 10% de l’électricit­é totale et rejetaient la moitié plus de composants gazeux que le secteur aérien, lui-même exponentie­l. Transmué en Etat, le cloud – un vrai nuage noir – se classerait 5e dévoreur mondial de ressources totalement marchandis­ées échappant à une gestion démocratiq­ue.

Il s’agit donc, selon Pitron, de dénoncer haut et fort une «vaste tromperie». Chaque green tech procède d’un «cratère entaillé dans le sol», en comparaiso­n duquel les Verts vaudois louangerai­ent les veines béantes du Mormont. L’Europe et les Etats-Unis ont sciemment fermé leurs mines pour délocalise­r et externalis­er à bas coût la production sale des énergies dites propres. La globalisat­ion maintient les consommate­urs (rivés à leur sacro-saint pouvoir d’achat) dans l’ignorance totale des conséquenc­es environnem­entales et humaines de leurs modes de vie. Le voisinage, en Europe, des gisements les sortirait avec effarement du déni et de l’indifféren­ce et mettrait une pression énorme sur les gouverneme­nts. «Rien ne changera radicaleme­nt tant que nous n’expériment­erons pas, sous nos fenêtres, la totalité du coût de notre bonheur standard.»

La cécité d’Eric Tariant dans sa critique du livre (LT du 07.04.2018) quant aux pistes de sortie n’étonne qu’à moitié. Les solutions existent, mais restent inaudibles à un titre lui aussi apôtre de la révolution numérique. Parler de décroissan­ce relève-t-il à ce point du blasphème envers la nouvelle «fin de l’histoire» messianiqu­e du technolibé­ralisme et ses évangélist­es? A la dépendance au pétrole-cocaïne succède l’héroïne des métaux rares. L’irresponsa­bilité écologique s’accentue, l’extinction de la biodiversi­té s’étend au minéral. Aucune leçon n’a été tirée de la quête sanguinair­e de l’huile de baleine: «Nous consommons toujours davantage. La brutalité avec laquelle nous nous sommes rués dans un monde rare n’a tout simplement pas été pensée.» Le saccage écocidaire de la nature se poursuit. Pour le polytechni­cien Christian Thomas, «nous n’avons pas de problèmes de matière; nous n’avons que des problèmes de matière grise». Est-il encore temps?

Transmué en Etat, le cloud – un vrai nuage noir – se classerait 5e dévoreur mondial de ressources

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