Togliatti, la capitale russe de l’automobile
La ville aux consonances italiennes sert de camp de base à l’équipe suisse de football. Conçue autour d’une gigantesque usine, elle se cherche un nouveau souffle pour retenir sa jeunesse
Quand l'avion amorce sa descente vers Togliatti, où l'équipe suisse a choisi d'établir son camp de base au Mondial, le paysage s'avère l'exact opposé de l'image que l'on se fait d'une cité industrielle. La Volga, roi des fleuves européens, déploie ses courbes langoureuses entre prairies et collines boisées, avant de dessiner un méandre spectaculaire. Ce miracle de la nature a valu à cette zone le statut de parc national, malgré le voisinage d'un barrage monumental, d'un des plus grands producteurs d'ammoniac de la planète et d'une gigantesque usine de voitures, Avtovaz, connue dans le monde entier pour ses Lada.
On imaginait des blocs gris et une épaisse fumée noire, on atterrit dans un trésor naturel. Togliatti, serais-tu un trompe-l'oeil? Le mirage persiste sur la route. Massifs de pins, reliefs vallonnés posés sur un miroir d'eau: il s'en dégage un petit air méditerranéen, même si Togliatti n'a de commun avec l'Italie que le nom d'un célèbre dirigeant communiste et quelques partenariats, dont une alliance fameuse avec Fiat en 1966. Si tout le monde connaît le modèle Jigouli, fleuron de l'usine à l'époque, peu savent qu'il a été baptisé en l'honneur des monts en face de Togliatti, réserve de biosphère de l'Unesco.
Mais où est-il, ce mastodonte qui a produit des voitures que chaque citoyen soviétique rêvait de posséder et a conçu un tout-terrain capable de conquérir le pôle Nord, de gravir les pentes de l'Everest et de disputer le Paris-Dakar?
Dans le troisième district, rassure le chauffeur de taxi, qui roule sans avoir attaché sa ceinture mais s'arrête devant chaque passage piéton. La route prend son temps pour contourner l'immense forêt enveloppant les trois districts de la ville. Des pan- neaux appellent au respect de la nature. En 2011, on a voulu construire une voie rapide en abattant les arbres mais le projet a été balayé par un référendum. Une cité industrielle avec une conscience écologique, ça intrigue.
Le chauffeur hausse les épaules. D'autres questions? Non, à Togliatti, il n'y a pas que des automobiles locales sur la route, on achète aussi des étrangères. Et maintenant des nouveaux modèles de l'usine, contrôlée par Renault, qui a donné un coup de jeune au design. Est-ce bien? Non, il ne le pense pas. Avant, c'était moins cher, et tous les Russes, même ceux des régions pauvres, pouvaient se le permettre. Maintenant, c'est le double du prix. Et l'usine n'est plus la même: elle se désintéresse de la ville, alors qu'elle l'a toujours fait exister.
Royaume des géants
Mais le voilà enfin, le géant Avtovaz. Il y a plus d'un demi-siècle, l'usine et la cité ont surgi ici d'une terre en friche, dans un élan d'enthousiasme industriel d'après-guerre. Les avenues sont larges comme l'A1 dans les deux sens et l'asphalte est un désert – peu de voitures y circulent. Les ronds-points à deux pistes sont tellement grands qu'on a dû y installer des feux pour réguler la circulation. Les dimensions de la cité ont été soufflées par l'architecture monumentale à la mode et les utopies de Le Corbusier*. Rectangles ordonnés, lignes droites sans fin et cercles parfaits: une géométrie sans faille à l'horizontale comme à la verticale, avec des blocs d'habitations d'une vingtaine d'étages. Tout est surdimensionné et le piéton se sent lilliputien. De temps en temps, une église ou une allée d'arbres ramènent à la taille humaine.
Quoi qu'il en soit, Irina, employée chez Avtovaz, aime aller au travail à pied, «une quarantaine de minutes» depuis chez elle. Il en faudrait davantage si on voulait longer l'enceinte de l'usine en marchant. La tour administrative, surnommée La Bougie, est une fusée de 24 étages au-dessus des halles de construction et des circuits de test, qui s'étendent sur 600 hectares: une ville à part entière.
A l'époque, l'empire Avtovaz était encore plus grand et faisait corps avec la cité. L'usine avait son propre réseau de transports, ses jardins d'enfants, ses centres de formation et de santé (qu'elle garde toujours). Elle était propriétaire de terrains, bâtiments, espaces sportifs et culturels, parrainait des écoles, offrait des logements, bref, était la raison d'être et la mère nourricière de la cité. Peu d'habitants de Togliatti n'y étaient pas employés. Y travailler revenait à être quasi-fonctionnaire. A en croire une anecdote, les employés portent le toast le plus important à la santé de la cheminée: si la fumée s'arrête, le coeur de la ville s'arrêtera de battre.
Datcha soviétique
Mais ces dernières années le titan s'est rétracté et a vendu beaucoup de ses biens immobiliers, comme l'impressionnant musée technique ou le stade Torpedo. Quant à l'hôtel Lada Resort sur la Volga, où les footballeurs suisses vont loger, c'était auparavant l'une des meilleures bases touristiques pour les employés.
La mère d'Irina, Galina Grigorievna, s'en souvient encore: elle y a passé de merveilleux étés avec sa famille. La charmante septuagénaire, qui a vu la naissance de l'usine et de la cité, a accepté d'égrener ses souvenirs. Mais pour cela, il faut reprendre la route, replonger dans la forêt qui s'ouvre sur un échiquier de parcelles régulières de 600 à 800 m2 – quota offert aux employés soviétiques pour leur dévouement.
Voici une authentique datcha, avec un potager, des arbustes fruitiers et des bandes de fleurs: un lopin de terre exploité au maximum. Une bicoque en guise de toilettes. Une petite maison sans eau chaude, avec une plaque de cuisson électrique. L'entrée de 2 m2 sert aussi de cuisine, la chambre revêtue de lattes de bois est à peine plus grande. Une ancienne télé crépite en face d'une table couverte d'une toile cirée à fleurs.
Jeunes, socialistes et heureux
Galina Grigorievna a prévenu: elle ne parlera qu'après nous avoir fait à manger. Dans la famille, on mange trop peu maintenant, «c'est la mode». Elle qui aime cuisiner a rarement l'occasion de s'en donner à coeur joie. Le bortsch, soupe de chou et de betterave avec un généreux morceau de boeuf, fume dans les assiettes. La crème fraîche est fortement conseillée, le pain ne se refuse pas. Suivront des pelmeni (des raviolis russes), du lard fumé maison et une salade avec de l'huile de tournesol si parfumée qu'on se sent obligé d'y baigner le pain noir.
Quand la bouilloire électrique se met à ronronner pour honorer un thé aux herbes du potager, Galina Grigorievna commence son récit. Quand elle est arrivée à Togliatti, en 1968, il n'y avait pas grand-chose à la place de la cité actuelle. Avec d'autres nouveaux venus de toute l'Union soviétique, elle a aidé à la construction, dans des bottes en caoutchouc, de ce qui sera la fierté de la nation. Les gens dormaient sous les tentes ou dans deux autres districts, avant que les premiers logements, façon HLM, émergent de terre. Ils achevaient les halles de l'usine et commençaient à y travailler directement. Et tout le monde était heureux. Si le travail était dur, la fête n'était jamais loin avec danses, chants, sorties en forêt ou en bateau.
«Nous étions jeunes et nous avons construit une ville jeune, nous nous amusions beaucoup, se souvient Galina Grigorievna. L'usine était comme une grande famille, avec son patriarche, le directeur général, soucieux du bien-être de ses employés et accessible pour tous.» Une fois, elle a dû lui parler d'une injustice à l'égard des jeunes du Parti: «Il n'a pas seulement écouté mais se souvenait de moi et m'appelait «la jeunesse» à chaque fois qu'il me voyait. Même quand je n'étais plus si jeune.»
Ses yeux sombres et profonds rayonnent d'un enthousiasme juvénile et son visage aux rides nobles est ravissant. On l'imagine chanter avec des copines, réclamer fiévreusement la justice en comité socialiste ou accueillir des invités étrangers d'une voix mélodieuse. Car il y a eu beaucoup d'étrangers à Togliatti, entre les Ita-
«Nous étions jeunes et nous avons construit une ville jeune. Nous nous amusions beaucoup. L’usine était comme une grande famille» GALINA GRIGORIEVNA
liens de Fiat et les Français de Renault. Même pendant la guerre froide, la ville s’est toujours montrée ouverte et les hôtes ravis de l’accueil des Russes.
Nouveau visage
Comme presque tous les employés, Galina Grigorievna a travaillé à l’usine toute sa vie. Comme beaucoup, elle a refusé de partir à la retraite à 55 ans pour rester huit ans de plus: «Le travail maintient jeune au niveau du corps et de l’esprit.» En regardant sa stature droite et l’habileté avec laquelle elle fait défiler les photos sur son iPhone, on ne peut que lui donner raison.
Et maintenant? Elle hoche la tête: avec l’arrivée des Français, même un peu avant, l’usine a commencé à décliner, l’ambiance aussi, même si la nouvelle génération semble contente, comme sa fille. Mais on disperse la production, on sous-traite et met en péril le savoir-faire local. «J’ai dix frères et soeurs, et beaucoup de mes proches ont travaillé ou travaillent chez Avtovaz. L’usine fait partie de la famille, et nous nous faisons du souci pour son avenir.»
En plus, l’argent des ventes n’est plus investi dans la ville, qui en pâtit. «Avant, il y avait des parterres de fleurs partout, un square où chacun pouvait planter un arbre. Mais l’entretien a été délaissé, il manque des espaces de détente, un grand parc, déplore l’infatigable retraitée, qui se bat pour un meilleur aménagement. La ville serait plus attrayante avec un joli quai, de belles illuminations pour les fêtes et davantage d’espaces publics agréables.»
Beaucoup d’habitants partagent le même sentiment, dispersés entre les trois districts sans véritable centre. Au point que le jour de la fête municipale il y a trois feux d’artifice: personne ne veut se déplacer «à l’étranger». Cet étalement est le grand casse-tête de l’administration, qui promet d’améliorer la situation d’ici à 2020 en aménageant un beau quai et un grand parc, en plus d’un nouveau centre sportif au bord de la Volga.
Le soutien aux sports, à la culture, à la formation et une diversification de l’économie sont d’autres recettes de la ville pour freiner l’exode de sa jeunesse, séduite par le miroitement de Moscou, de Saint-Pétersbourg ou de la capitale régionale Samara. Serait-ce suffisant? Irina comprend ses enfants, partis – «il manque encore des débouchés pour certains métiers» – mais elle croit en l’avenir: «La nature à portée de main compense tous les désavantages. Et la cité se développe. On n’aurait jamais ouvert autant de centres commerciaux français si personne n’y croyait.»
Futur globalisé
Dans un café cocon qui aurait pu se trouver dans n’importe quelle ville européenne, une trentenaire branchée réfléchit devant son cappuccino: «Oui, il manque des aménagements coquets. D’un autre côté, ici, nous avons du temps pour nous, pas comme à Moscou ou à Saint-Pétersbourg où les gens travaillent jusqu’à tard et passent le reste de la journée dans les bouchons. Ici, si tu as un bon travail, tu vis confortablement.» A la table d’à côté, une jeune diplômée, prof de yoga à ses heures, renchérit: «Pour ceux qui ont envie d’évoluer, Togliatti offre assez de possibilités, notamment en matière d’activités culturelles, sportives ou en pleine nature. Cela devient compliqué du moment où tes ambitions dépassent la taille de la ville. Mais c’est comme partout: il faut savoir se trouver un endroit qui convient à ton propre rythme.»
Et la toute nouvelle génération? Encore à Togliatti, elle appartient déjà au monde globalisé. Ses pieds en baskets, avec l’obligatoire tranche de peau dénudée au-dessus d’un jean slim, arpentent d’un pas optimiste les palais commerciaux où New Yorker, Benetton et Cie lui offrent des habits universels pour toutes les destinations. Certains sont contents là où ils sont. D’autres n’ont pas encore fait leur choix. Et ceux qui trouvent la ville monumentale déjà trop petite pour leurs rêves nuancent: où que l’avenir les entraîne, leurs souvenirs d’enfance appartiendront à jamais à Togliatti, aux immenses avenues et aux forêts de pins au bord de la Volga.
* «Une ville neuve en URSS: Togliatti», de Fabien Bellat, Ed. Parenthèses.