La Comédie de Genève s’invente un bel avenir
En attendant de prendre possession d’un théâtre tout neuf en 2020, Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer proposent une saison généreuse et exigeante, première étape dans la reconquête du public
Créer l’élan pour que leur théâtre soit le coeur palpitant de la ville. Ce mardi à midi, Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer vous accueillent sur le chantier de leurs rêves. Les codirecteurs de la Comédie de Genève sont vernis, casques d’ouvrier roses et ongles assortis, pour lui en tout cas – elle a opté pour l’opalescence. Les journalistes sont eux aussi casqués, histoire d’éviter la tuile. Pas de tuile d’ailleurs, mais une dalle imposante comme un terrain de foot sous la semelle: vous êtes assis dans le futur atelier de construction de décors. Un symbole.
Car tout naît sous vos yeux, la Nouvelle Comédie, qui sera inaugurée à la rentrée 2020, et, à deux bonds, la gare du CEVA, liaison Cornavin-Eaux-VivesAnnemasse. Un quartier s’arrache à la terre. Et la première saison conçue à quatre mains par Denis Maillefer et Natacha Koutchoumov vibre comme parfois l’aube au réveil, quand le jour s’ébauche.
Le parfum des légendes
L’ambition? Faire revenir, dans le bâtiment actuel déjà, un public qui a tendance à s’étioler, c’est-à-dire satisfaire le connaisseur et aspirer les novices, les nouvelles générations en particulier; suggérer en somme que «le théâtre, c’est moi, qu’il m’appartient, qu’il est dans ma peau», comme le dit Natacha Koutchoumov, qui se rappelle son émerveillement devant L’oiseau vert, farce féerique montée par Benno Besson en 1982. «Un choc, le début d’un amour fou pour le théâtre.»
«Ecrire notre histoire», martèle le slogan de cette saison «une» du tandem. Comment l’écrire ensemble alors? On peut se presser, début septembre, pour découvrir la Mademoiselle Julie d’August Strindberg empoignée par le Belge Luk Perceval, figure de la scène européenne. Pendant la même soirée, on pourra goûter à cinq autres échantillons de cette pièce, cinq morceaux brefs et saignants signés Tiago Rodrigues, Frank Vercruyssen du Tg STAN ou Amir Reza Koohestani. Ces artistes laissent des traces dans toutes les maisons: ils salueront chacun à sa façon la Mademoiselle Julie sidérale que Matthias Langhoff proposait ici même en 1989. Cette galaxie, à l’affiche aussi du festival La Bâtie, porte le joli nom de Julie’s Party.
«Ecrire notre histoire», c’est se laisser happer encore par la Brésilienne Christiane Jatahy, dont les propositions ne laissent jamais indifférent. Elle présentera What if They Went to Moscow?, variation autour des Trois soeurs de Tchekhov, à découvrir à la Comédie et pour ceux qui le souhaitent au Cinerama Empire. Deux versions du drame le même soir, l’une en chair et en âme, l’autre filmée, mais en direct.
Une surprise sibérienne
Et la surprise d’Arlequin dans tout cela, celle qui nourrit la légende intime d’un spectateur? Il se pourrait qu’elle soit sibérienne, c’est du moins ce que souffle Natacha Koutchoumov. On se précipitera donc au Théâtre du Loup pour vivre Les trois soeurs – encore, mais on ne s’en lasse pas – empoignée par le jeune Timofeï Kouliabine et jouée en langue des signes. Vous cherchez des noms plus familiers? En octobre, Denis Maillefer lui-même reprendra Mourir, dormir, rêver peut-être, immersion délicate dans une entreprise de pompes funèbres. Dans un registre corrosif, le Genevois Oscar Gomez Mata astiquera deux comédies d’après Lars von Trier, Le royaume et Le direktor – une reprise.
Le ticket à 2 francs
L’ambition? Faire revenir un public qui a tendance à s’étioler, c’est-à-dire satisfaire le connaisseur et aspirer les novices
Dessiner l’armature d’une maison qu’ils rêvent incontournable. Denis Maillefer et Natacha Koutchoumov savent que cette couture prendra des années. Ils entendent rallier la jeunesse à leur cause à travers «l’action culturelle»: des interventions dans les écoles, des mises en bouche avant les représentations, etc. Mais aussi un spectacle comme Gen Z – Searching for Beauty, dix-huit garçons et filles de 18 à 22 ans, réunis par le Belge Salvatore Calcagno. Ils parlent de leurs aspirations, de leurs musiques, de leurs réseaux, devant des salles surchauffées, s’emballe Denis Maillefer.
Dans cette même volonté, le tandem proposera des samedis à prix libre – une fois par mois –, le ticket à partir de 2 francs. «Nous voulons faire tomber les barrières», insiste le duo. Ces enthousiastes irradiaient mardi sous leur casque de Playmobil. Tout autour, les échafaudages branlaient, les scies stridulaient, les ouvriers tissaient leur trame. Le songe d’antan est en passe de s’incarner en château de verre enchanteur, tout comme la gare qui lui fait face. Friction, contagion et circulation: telle est la loi du désir, tout près des rails. C’est ainsi que s’écrira notre histoire.
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