Ignazio Cassis, gaffeur impénitent ou provocateur utile?
Gaffeur ou provocateur? Par ses déclarations controversées, le nouveau ministre des Affaires étrangères bouscule les codes de la Berne fédérale autant qu’il divise. Portrait d’un politicien qui ne laisse personne indifférent
Un homme, une photo, une date. Le 20 septembre 2017, le Tessinois Ignazio Cassis accède au Conseil fédéral. Tout juste assermenté, il surgit au sommet des escaliers du Palais pour saluer ses partisans et amis. Il lève et ouvre tout grand les bras, comme pour embrasser le monde entier. Non pas dans un geste de triomphe, mais plutôt dans une invitation à la communion.
Neuf mois plus tard, le courant passe mieux entre le ministre et les citoyens qu’avec le parlement, où son état de grâce n’aura pas duré bien longtemps. A la suite de ses déclarations controversées sur les mesures d’accompagnement, la gauche l’accuse une fois de plus «de n’avoir toujours pas enfilé son costume de conseiller fédéral», alors que l’UDC, qui a largement contribué à son élection en raison de ses promesses de fermeté envers l’Union européenne (UE), déplore que sa politique européenne ne soit pas le «reset» annoncé. Alors, Ignazio Cassis est-il un gaffeur impénitent ou un subtil provocateur osant briser des tabous?
Il est vrai que le Tessinois ne fait rien comme les autres. Il casse les codes et sort du cadre, constamment. Alors qu’on lui demande de se plonger tout entier dans son rôle de magistrat, il déclare dans un récent discours à Lugano qu’il a bien l’intention de porter trois casquettes: celle du conseiller fédéral, celle du militant des valeurs libérales-radicales et, enfin, celle de l’avocat de l’«italianità». Dans la Berne fédérale, les italophones sont encore trop souvent des «objets de décoration», selon lui, même si son élection démontre que les Chambres ont reconnu la nécessité de représenter cette minorité au Conseil fédéral pour renforcer la cohésion nationale.
Le «reset» abandonné
Trois casquettes et autant de défis à relever. En tant que ministre des Affaires étrangères, Ignazio Cassis doit avant tout s’atteler à conclure un accord institutionnel, que l’UE réclame à la Suisse depuis dix ans pour rénover la voie bilatérale. Pas facile, car il est prisonnier de la métaphore du bouton «reset», d’ailleurs née dans un tout autre contexte que celui du dossier européen, ainsi qu’en témoigne sa collègue de parti Christa Markwalder (PLR/BE). En mars 2017, sur le balcon de la salle des pas perdus du Conseil national, Ignazio Cassis est si excédé de l’attitude intransigeante du Conseil des Etats sur la réforme des retraites qu’il s’exclame: «Il ne reste plus qu’à appuyer sur le bouton «reset». A ce moment-là, le Tessinois est loin d’imaginer qu’il a trouvé la formule – qu’il recycle dans le dossier européen – qui va lui permettre d’être élu au Conseil fédéral.
Mais une fois arrivé au pouvoir, rattrapé par la réalité des faits, il l’abandonne rapidement après l’avoir utilisée une dernière fois lorsqu’il présente son nouveau secrétaire d’Etat Roberto Balza- retti à la presse. Dès le 1er février, le Cassis nouveau est arrivé. On découvre alors un pédagogue doublé d’un communicateur efficace. Comment expliquer le complexe dossier européen à un parterre d’étudiants de l’Université de Suisse italienne? Pas facile, assurément. Au directeur de Présence Suisse, Nicolas Bideau, il réclame des symboles forts pour mieux illustrer le sujet. Et le voilà soudain qui jongle avec une balle bleue, un lingot vert et des cubes rouges devant un public médusé! Pour la première fois, la politique européenne prête à sourire plutôt que de nourrir des peurs et des invectives. Les étudiants sont conquis.
«Le baroque, c’est fini»
Ils ne sont pas les seuls. Le 16 mai dernier, l’assemblée générale de l’USAM lui réserve une standing ovation au Kursaal, à Berne. Là où son prédécesseur Didier Burkhalter s’était forgé un profil de grand travailleur préférant l’ombre à la lumière, le Tessinois s’épanouit sur scène, très à l’aise dans l’improvisation sur la base de quelques «speaking points». Il a compris ce qu’avait négligé le Neuchâtelois. «La politique étrangère, c’est de la politique intérieure», se plaît-il à marteler. Il tient à l’ancrer au sein de la population.
Son message, il l’adresse d’abord au peuple, et non à l’officialité. Son discours est clair, franc, concis. A peine en place, il annonce la couleur au sein de son département: «Il barocco è finito», a-t-il décrété. Mais qu’a-t-il donc contre cet art baroque qui célèbre l’opulence? On ne le saura pas. Mais ses collaborateurs comprennent vite que le temps du langage ampoulé et des formules creuses est révolu. Le chef contraint son administration à raccourcir le rapport de politique étrangère de 250 à 60 pages. Bref, il tient à parler «cash», quitte à choquer ses propres diplomates.
Un nouveau relais à Bruxelles
«Ignazio Cassis n’a peut-être pas encore appris le langage diplomatique. Mais en tout cas, la grande majorité de la population aime son franc-parler»
ANNA WANNER, CO-CHEFFE DE LA RUBRIQUE SUISSE DE L’«AARGAUER ZEITUNG»
«Quand on débute à la tête des Affaires étrangères, il faut réfléchir plusieurs fois avant de parler»
ANNE SEYDOUX-CHRISTE, CONSEILLÈRE D’ÉTAT (PDC/JU)
Ignazio Cassis s’est juré de peu voyager. Mais quand il se déplace à l’étranger, il invite systématiquement un ou deux journalistes à bord de l’avion du Conseil fédéral. Lors de son fameux voyage en Jordanie à la mi-mai, il emmène Anna Wanner, co-cheffe de la rubrique suisse de l’Aargauer Zeitung. C’est lors du retour à l’aéroport d’Aqaba qu’il lui confie que l’agence onusienne UNRWA qui s’occupe des réfugiés palestiniens, dont la Suisse est pourtant une des plus grandes contributrices, est «une partie du problème». Le monde politique, en Suisse comme à l’étranger, est choqué. Mais le ministre des Affaires étrangères assume. «Ignazio Cassis n’a peut-être pas encore appris le langage diplomatique. Mais en tout cas, la grande majorité de la population aime son franc-parler, à en croire les réactions des internautes sur notre site», témoigne Anna Wanner.
Du côté de Bruxelles, le public est beaucoup moins bienveillant. Alors que les discussions techniques sur un accord institutionnel s’enlisent, Ignazio Cassis s’est pourtant fait un nouvel allié: Johannes Hahn. Il a noué un bon contact avec cet Autrichien de 60 ans, commissaire européen à l’Elargissement et à la Politique de voisinage depuis 2010. Tous deux font plus ample connaissance au WEF de Davos en janvier dernier. Le dîner devait durer d’une à deux heures, il se prolonge tard dans la soirée. En guise d’apéritif, on parle de tout: de l’Ukraine, de la Turquie, sans oublier la légendaire rivalité qui oppose les skieurs suisses et autrichiens. «La rencontre a été chaleureuse», dit-on. Les deux hommes se sont tutoyés et ont échangé leurs numéros de portable. A l’heure de trouver un slot pour une rencontre, ils se montrent flexibles et disponibles. Après Davos, ils se sont revus dans une salle VIP de l’aéroport de Bruxelles. Ce ne sera pourtant que lors du deuxième semestre de cette année, lorsque la Suisse et l’UE passeront des négociations techniques aux discussions politiques, que l’on pourra juger de la qualité de ce nouveau relais.
Dans l’immédiat, Ignazio Cassis commence à marquer de son empreinte les décisions d’un Conseil fédéral qui achève sa mue, amorcée par le remplacement d’Eveline Widmer-Schlumpf (PDB) par Guy Parmelin (UDC). Ce gouvernement de centre gauche jusqu’en 2015 a définitivement mis la barre à droite. Ignazio Cassis ne s’en cache pas: au Conseil fédéral, il reste un militant du PLR. Dans les arcanes du Palais fédéral, tous les observateurs l’ont noté: l’axe entre les deux conseillers fédéraux PLR, soit entre Ignazio Cassis et Johann Schneider-Ammann, rompu sous l’ère de Didier Burkhalter, fonctionne à nouveau. De plus, l’ex-président du groupe PLR qu’il était au moment de son élection a conservé des liens étroits avec la direction de son parti.
L’enjeu des exportations d’armes
Autant de manoeuvres de coulisses qui inquiètent beaucoup la gauche. «Le risque existe que la coopération soit transformée en levier pour l’économie suisse, ce qui constituerait une perversion de l’aide au développement», craint Carlo Sommaruga (PS/GE). Pour le moment, cela ne s’est pas encore produit. Mais le Tessinois a toujours souligné qu’il tiendrait davantage compte des milieux économiques dans son département.
A cet égard, la révision de l’ordonnance sur l’exportation du matériel de guerre constituera un test important. L’industrie suisse de la défense et de la sécurité, qui fournit quelque 25000 emplois, déploie un intense lobbying dans ce sens, ainsi que le confirme le vice-président du Groupement romand pour le matériel de défense et de sécurité (GRPM), Christophe Gerber: «Notre industrie ne doit pas être soumise à des conditions plus draconiennes que celles qui prévalent en Europe. Or, à notre connaissance, plusieurs dizaines de demandes d’exportation ont été bloquées ces dernières années, alors que dans la plupart des cas, il s’agissait de systèmes purement défensifs», regrette-t-il. Au Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco), on confirme qu’un examen d’un assouplissement de cette ordonnance est en cours. Le GRPM ne cache pas qu’il a de «grosses attentes» envers Ignazio Cassis. Pas étonnant quand on sait que son prédécesseur a toujours été opposé à l’assouplissement de cette ordonnance.
Alors, Ignazio Cassis, un gaffeur impénitent ou un provocateur utile? Au parlement, les avis divergeront toujours: «Il a le courage de prendre des positions malgré les critiques qu’elles lui vaudront. Mais c’est un pragmatique qui sait privilégier le faisable au détriment du souhaitable», assure sa collègue de parti Christa Markwalder. La sénatrice Anne Seydoux-Christe (PDC/JU), qui n’a pas apprécié ses déclarations sur l’UNRWA, qu’elle qualifie de «grave dérapage», le range dans la catégorie des gaffeurs. «Quand on débute à la tête des Affaires étrangères, il faut réfléchir plusieurs fois avant de parler», lui conseillet-elle. Une chose est sûre: Ignazio Cassis, qui n’est plus dans la communion, suit son propre chemin, parfois déroutant.
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