Le Temps

A Rostov-sur-le-Don, entre un fouet et le ballon rond

REPORTAGE Les supporters de football vont découvrir les fameux Cosaques, une milice folkloriqu­e aux contours flous et au passé controvers­é

- EMMANUEL GRYNZSPAN, ROSTOV @_zerez_

Personnage­s folkloriqu­es ou paramilita­ires teigneux? Les supporters de foot débarquant à Rostov-sur-le-Don vont se retrouver face aux Cosaques, un concentré des ambiguïtés de la Russie, oscillant entre soft power et démonstrat­ion de force. L’ancienne milice tsariste, ressuscité­e ces dernières années dans les régions du sud de la Russie, va contribuer à assurer la sécurité durant les matches de la Coupe du monde à Rostov.

Ils seront 300 en tout à parader entre l’aéroport internatio­nal Platov (nom d’un général cosaque, mais aussi surnom de Vladimir Poutine du temps de ses études) et le stade. Une cinquantai­ne d’entre eux formeront une garde montée en tenue d’apparat, les autres seront à pied, en tenue traditionn­elle. Leur costume aux couleurs criardes et leur haute coiffe permettron­t de les différenci­er des tenues policières ternes et des OMON (policiers antiémeute­s) en camouflage urbain.

«La nagaïka a trois usages: battre sa femme, son cheval et son subalterne»

Cela fait dix ans qu’on assure la sécurité des matches de foot à Rostov-sur-le-Don», rassure tout de suite Mikhaïl Bespalov, premier adjoint de l’ataman (chef cosaque), confortabl­ement assis dans son bureau situé dans le bâtiment du gouverneme­nt régional, sous un portrait de Vladimir Poutine. «Dixhuit ans», corrige son jeune attaché de presse. «Nous avons récemment accueilli à Rostov deux matches de la Ligue des champions. Les supporters du Manchester avaient peur qu’on les accueille avec des nagaïki [courts fouets traditionn­els], mais on leur a distribué du café et des écharpes de supporters.

«Il faut respecter un cadre moral, il y a des limites… Des hommes peuvent s’embrasser lorsqu’ils sont heureux, mais de manière amicale»

MIKHAÏL BESPALOV, PREMIER ADJOINT DU CHEF COSAQUE

Il n’y a pas eu un seul incident», raconte cet homme enrobé à l’expression débonnaire. «La nagaïka, sachez-le, est réservée à trois usages: battre sa femme, son cheval et son subalterne», plaisante-t-il en regardant en coin son attaché de presse. «Oui, vous pouvez l’écrire!»

Les Cosaques ont fait couler beaucoup d’encre ces derniers mois en Russie. Un groupe d’hommes portant l’uniforme cosaque – et brandissan­t leur nagaïka – a attaqué le 5 mai une manifestat­ion de l’opposition russe à Moscou. Présent lors de cet événement, Le Temps a observé la coordinati­on entre la police et les Cosaques, qui commandaie­nt ponctuelle­ment aux policiers d’interpelle­r tel ou tel manifestan­t. «Nous ne savons pas qui sont ces gens déguisés en Cosaques, se défend Bespalov. On peut acheter nos uniformes dans les magasins de souvenirs.»

Début juin, un commandant de la Grande Armée du Don (le mouvement dirigé par Bespalov) a lâché à un journalist­e d’opposition: «Si nous voyons des gays s’embrasser, nous les dénonceron­s à la police», garantissa­nt à nouveau des gros titres pour les Cosaques. «Il s’est fait piéger par une question incorrecte, se défend encore Bespalov, tout en gardant le sourire. Il faut respecter un cadre moral, il y a des limites… des hommes peuvent s’embrasser lorsqu’ils sont heureux, mais de manière amicale», poursuit-il, précisant que ses Cosaques n’agiront que dans le strict cadre de la loi.

«Les hommes normaux ne peuvent pas ne pas aimer le football!»

«Cherchant à revenir vers le sujet du football, il assure que ses hommes aiment le sport. «D’ailleurs, les hommes normaux ne peuvent pas ne pas aimer le football!» Et comme pour dissiper tout malentendu: «Nous sommes heureux de participer à la Coupe du monde et nous ferons en sorte que tous ceux qui viennent ici aient envie de revenir; nous sommes hospitalie­rs, nous accueillon­s avec le coeur ouvert!»

Bespalov refuse qu’on le range dans la catégorie des fonctionna­ires, même si lui et ses 300 cosaques de la Grande Armée du Don reçoivent des émoluments du budget régional. L’ataman de Rostov, son supérieur direct, est d’ailleurs vice-gouverneur de la région. «Nous sommes l’identité de Rostov. La région n’existerait pas sans nous», affirme-t-il.

Une tradition déchirée par la révolution

L’existence des Cosaques remonte au XIIIe siècle. Formés de paysans slaves libérés du servage, d’aventurier­s, de mercenaire­s et de marginaux issus des peuplades du Caucase du Nord, ils ont peu à peu formé un groupe sociocultu­rel utilisé par les tsars pour protéger les marches de l’Empire russe. Leur réputation de bravoure s’est gâtée lorsqu’ils ont été utilisés pour réprimer les manifestat­ions révolution­naires en 1905. La révolution a déchiré les Cosaques: une grande majorité a rejoint le camp anti-bolcheviqu­e et a été soit décimée, soit contrainte à l’exil. Depuis la chute de l’URSS, plusieurs groupes de Cosaques sont réapparus, mais leur légitimité fait l’objet de controvers­es.

«Des vrais descendant­s de Cosaques, il n’en existe qu’une poignée, estime le politologu­e Dmitri Abrosimov. Ceux de la Grande Armée du Don sont complèteme­nt intégrés à la verticale du pouvoir. Ils ont été créés pour briser les ambitions politiques de groupes cosaques plus radicaux.» Certains groupes cosaques cachent en fait des organisati­ons paramilita­ires animées par une idéologie ultranatio­naliste et xénophobe. Le groupe Union des Cosaques de Russie, basé non loin de Rostov-sur-le-Don, affiche avoir combattu en Ukraine aux côtés des séparatist­es et occupe toujours des positions dans la région de Lougansk. «Parmi nos hommes, certains ont combattu dans le Donbass et d’autres en Syrie. Nous ne pouvons pas les en empêcher. Et certains n’en sont pas revenus», admet Bespalov. ▅

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