Le Temps

José-Flore Tappy sur le chemin des mots, guidée par Pablo Neruda

- PAR JOSÉ-FLORE TAPPY

Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée, publiés pour la première fois à Santiago en 1924, marquent le début d’une oeuvre passionnée, politique, amoureuse des femmes et du Chili, solidaire d’un peuple et de tous les opprimés. Neruda a 20 ans. Traduits pour la première fois en français en 1970 par André Bonhomme et Jean Marcenac pour les Editeurs français réunis, maison fondée par Aragon après la guerre, ces 21 poèmes ne m’ont jamais quittée. Je préfère cette traduction à celle, ultérieure, de Claude Couffon et Christian Rinderknec­ht. Elle est plus directe, plus concrète, sans effets.

Un objet d’abord, un format: presque carré (13,5 x 10), un peu comme une boîte de cigares, la jolie boîte ces «Petit Nobel» que j’ai longtemps fumés avec délice durant les longues soirées d’été. Sous sa couverture toilée bleu turquoise, le livre détonne sur les rayons de ma bibliothèq­ue où se côtoient les éditions blanches, rectangula­ires, légères comme des stèles, certains volumes revêtus de pergamine. Trop petit, trop criard, inclassabl­e. Le jour où j’ai déniché chez un libraire un second volume de cette même collection: Papiers du poète grec Yannis Ritsos, sous couverture rouge vif, le rouge écarlate du pavot, il a trouvé sa place: Neruda et Ritsos… mes compagnons de route. Quand on ouvre le recueil, son papier cou- leur tabac clair sent la terre mouillée après la pluie, et c’est l’océan qui s’engouffre! Chez Neruda, le désir amoureux est inséparabl­e du paysage, du monde, de la collectivi­té humaine. Romantique? non, juvénile et magnétique, où les adresses à l’aimée disent les émois d’un coeur passionné: «Volume de baisers englouti et brisé/que le vent de l’été vient combattre à la porte», «tourne mon coeur, et c’est un volant fou».

Vieux de presque un siècle, ce livre est d’une fraîcheur inaltérée. Rien d’éthéré, aucune effusion tremblante. La femme aimée (ou rêvée, ou seulement regrettée) est physique, charnelle, presque géode graphique: «Accueillan­te, pareille à un ancien chemin.» Tout jeune, Neruda a déjà le verbe affirmé. Il parle franc, sans détours: «Ici je t’aime», pose sur la table l’évidence, et la répète: «Seul. […] La mer au loin sonne et résonne./Voici un port./Ici je t’aime.»

Difficile de choisir un poème en particulie­r, une strophe plutôt qu’une autre… j’aime le mouvement qui fait tourner les pages, le glissement des vers sur ce papier bistre, tel le ressac effaçant sur le sable les empreintes mouillées des mots d’avant.

L’amour est partout chez Neruda, aussi bien dans le sombre Résidence sur la terre que dans L’Espagne au coeur, écrits sous le choc du franquisme et de l’assassinat de Garcia Lorca, même dans Hauteurs de Machu Picchu, chant de fraternité pour les bâtisseurs incas. Redoutable force révolution­naire, l’amour traverse l’effroi, balaie le découragem­ent, transcende la colère. Plus tard encore et plus conquérant, Neruda fera sonner les mots pour l’amante clandestin­e devenue sa compagne. Erotisme et passion, tendresse et rage, le poète ne cache pas ses désirs sous une feuille de vigne. Ce sont les très beaux poèmes de La Centaine d’amour dédiés à Matilde Urrutia, précédés de ces lignes qu’il lui adresse, en octobre 1959: «J’ai construit par la hache, le couteau, le canif, ces charpentes d’amour et bâti de petites maisons de quatorze planches pour qu’en elles vivent tes yeux que j’adore et que je chante.»

Par leur sensualité, par une intensité presque douloureus­e dans la douceur, les poèmes de Neruda n’ont d’égal à mes yeux que les poèmes d’amour chez Eluard, et peut-être certains vers de Michaux d’une brusquerie aérienne – entre tous, celui-ci: «Emportez-moi sans me briser, dans les baisers» (Mes Propriétés). Plus latin, avec une fougue autrement plus violente mais toujours tendre dans ses adresses, Neruda me rappelle, à chaque moment de doute ou de fatigue, que les mots sont des appuis, qu’ils nous protègent et nous font avancer: «Incliné sur les soirs je jette un filet triste/sur tes yeux d’océan./Là, brûle écartelée sur le plus haut bûcher,/ma solitude aux bras battants comme un noyé».

Entier et jusqu’au fond du désespoir, Neruda prend le monde à bras-le-corps. J’aime cet emportemen­t qui s’émerveille, prolifique et généreux. Rien n’est dérisoire, et de la femme aimée aux choses les plus modestes, tout sera célébré avec le même lyrisme, celui des Odes élémentair­es: «Ode à Valparaiso», «Ode à la tomate», «Ode à une montre dans la nuit», «Ode à l’artichaut», «Ode à l’espoir», «Ode à une châtaigne tombée»… «Ode à l’amour».

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