«La toxicomanie demeure un problème de santé publique»
PASCAL LÜTHI Il fut tour à tour physicien, espion et responsable de la sécurité d’une multinationale de la chimie. A la tête de la police cantonale neuchâteloise depuis 2012, ce brillant analyste est en première ligne dans la lutte contre les fléaux du de
Commandant de la police cantonale neuchâteloise depuis 2012, Pascal Lüthi explique au Temps les enjeux actuels de la lutte contre le trafic de drogue et contre la nouvelle cybercriminalité. Rencontre avec un analyste.
Avant de pouvoir pénétrer dans son bureau, dominé par une imposante photographie d’un versant enneigé d’un sommet des Grisons, témoin de sa passion pour la montagne, Pascal Lüthi propose d’abord un café à la cafétéria de l’hôtel de police. «Je crois que la découverte du café a changé le monde, non?» glisse-t-il. Le chef de la police cantonale neuchâteloise se montre avenant, il plaisante. Debout, le petit noir à la main, il confie avoir hésité à accorder cet entretien, dont l’origine remonte à l’envie de comprendre les recettes de la police neuchâteloise, qui a réussi à endiguer le deal de rue, fléau qui gangrène d’autres villes romandes. Un agenda chargé, certes, mais aussi parce que ce scientifique de formation, minutieux, aime avoir le temps de se préparer pour une interview.
Il redoute quelques questions trop personnelles, peut-être du fait que, ce printemps, il n’a finalement pas été retenu par le Conseil fédéral pour diriger le Service de renseignement de la Confédération, à Berne, où il avait travaillé comme analyste au début de sa carrière. Car avant d’être policier, Pascal Lüthi a connu plusieurs vies, qui l’ont conduit d’études en physique à la tête de la sécurité du groupe chimique Syngenta. Considéré comme un brillant analyste, il a également su moderniser et décloisonner la police neuchâteloise, dont il a été le porte-parole avant d’en être le commandant.
Votre premier job était espion. C’est peu banal… Le terme exact serait plutôt analyste auprès du Service de renseignement de la Confédération.
Est-ce que le métier ressemble à ce que l’on voit dans les séries américaines? Dans les faits, la réalité est assez éloignée de la fiction. J’ai été engagé au renseignement juste après ma thèse en physique. Le service recherchait des profils scientifiques comme le mien, qui lui manquaient. Mon domaine d’activité était alors celui de la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive. Le travail allait du suivi des dossiers chimiques et biologiques en Irak au fait de savoir si la Corée du Nord était en train de développer des armes nucléaires ou non. Ces rapports avaient des conséquences très concrètes sur la Suisse et son industrie. Il fallait par exemple déterminer si dans le cas d’une entreprise qui vendait des gyroscopes au Moyen-Orient, il n’y avait pas de risques que ces pièces finissent par équiper des missiles balistiques.
Vous avez une formation scientifique. Quelle influence cela a-t-il eu sur le policier que vous êtes devenu? Sur les 26 commandants de police cantonale, nous sommes uniquement deux, avec ma collègue Monica Bonfanti à Genève, à avoir suivi un cursus scientifique, la plupart ayant une formation juridique. Cela m’amène une curiosité permanente, une envie d’expérimenter et une certaine rationalisation. Je n’aime pas dire «j’ai l’impression de…», je dois documenter cette impression. Je conserve un ADN de scientifique. J’ai pour projet d’intégrer sous un même pôle toute la partie renseignement, des banques de données au travail de nos inspecteurs scientifiques – nos «experts», pour reprendre votre image des séries TV – en passant par les informations des journaux. Je suis persuadé que dans les polices de demain, l’analyse du renseignement sera le pilier central autour duquel les agents graviteront pour mener leurs enquêtes et déployer l’ensemble de leurs actions.
Depuis quelques jours, la polémique est vive dans les médias et sur les réseaux sociaux autour du deal de rue, en particulier à Lausanne. Quel regard jetez-vous sur cette problématique qui enflamme régulièrement le débat public? J’ai d’abord envie de rebondir sur vos mots, «qui enflamme régulièrement». Car il y a cinq ans, nous avons connu, peut-être avec moins d’intensité, un épisode similaire de forte émotion liée à ce deal de rue. A cette époque, la ville de Lausanne avait déjà renforcé ses mesures policières, ce qui avait provoqué un report du trafic sur Yverdon et Neuchâtel. Très rapidement, la présence en ville des dealers s’est accrue, suscitant un certain émoi, auprès des commerçants notamment. Nous avons aussitôt pris des mesures.
Vous avez alors réussi à endiguer le deal de rue. Quelles ont été vos solutions? Contrairement à aujourd’hui, nous avons pu travailler sans toute cette pression médiatique et politique, ce qui nous a permis de prendre des mesures pragmatiques, sans tomber dans le piège de fixer des objectifs irréalistes, comme l’éradication du trafic. Nous avons alloué davantage de moyens aux opérations de harcèlement des dealers de rue, avec un certain succès. Nous avons également étroitement collaboré avec le Ministère public et le service pénitencier pour qu’en cas de récidive, les auteurs soient directement incarcérés. Tout cela a permis de rendre le trafic moins visible et d’éviter que l’espace public ne soit squatté. Et, depuis lors, nous n’avons pas relâché la pression.
N’est-ce pas un peu hypocrite? On ne lutte pas contre le trafic de drogue, on le rend juste moins visible… Vous pouvez le dire, mais je le conteste. Car c’est un fantasme de penser que le travail de la police, répressif, puisse régler la question de base, qui est celle de la toxicomanie et de la demande de drogue, qui demeure un problème de
santé publique. Notre action ne peut agir que sur la manière dont l’offre va se déployer, de manière plus ou moins criminogène et anxiogène, de manière plus ou moins acceptable. Et quand la situation devient inacceptable, la police doit intervenir, comme aujourd’hui à Lausanne. Si elle ne fait rien, des guerres de territoires et des rivalités de clans finissent toujours par se développer et provoquer de la violence. Notre travail est essentiel. Mais ce ne peut en aucun cas être un travail de purification et d’éradication.
Dans sa lutte contre le trafic de drogue et ses réseaux internationaux, la Suisse ne souffre-telle pas de son fédéralisme, qui fragmente ses forces?
Je n’ai pas cette impression. Bien sûr que le fédéralisme peut amener des difficultés, mais il apporte aussi une proximité des systèmes judiciaire et policier avec la population. Chacun connaît bien son territoire. Surtout, en Suisse, il n’y a pas de zones laissées à l’écart parce que trop loin de la capitale, un problème que l’on peut rencontrer dans des pays centralisés. Reste qu’en cas d’affaires importantes, la coordination nécessaire demande davantage d’énergie. Mais nous en sommes capables. Depuis une douzaine d’années, en Romandie, nous mettons en commun nos systèmes et nos données relatives aux effractions. Cette façon de faire est née de l’intelligence et de l’émulation intellectuelle de l’Ecole des sciences criminelles de Lausanne, qui a amené une approche phénoménologique et non plus au cas par cas. Ce modèle commence à faire des émules en Suisse alémanique.
En 2013, les cantons de Neuchâtel et du Jura ont gelé leur projet de fusion de leurs polices, ce qui aurait été une première suisse. Où en est le dossier?
Effectivement, le projet est gelé. Je ne veux pas dire que l’idée n’avait pas de sens. Même s’il ne s’agit pas de fusion, je suis persuadé que la Suisse va devoir enclencher la vitesse supérieure en termes de collaboration intercantonale des forces de police et dépasser la simple bonne entente. La question de taille critique devient cruciale. Déjà, trivialement, au niveau des finances, quand il s’agit de renouveler un parc de véhicules ou encore de l’armement. Il y a aussi un enjeu de compétences, quand il faut recruter des spécialistes en forensique dans le domaine IT (technologie de l’information, ndlr). Au niveau de la lutte contre la cybercriminalité, il est exclu de penser uniquement en termes de cantons.
La révolution numérique bouleverse l’ensemble de la société. Quel impact a-t-elle sur la criminalité? Il y a d’abord ce constat: par rapport à la cybercriminalité, nous avons une guerre de retard. Je ne suis pas fondamentalement inquiet, mais il faut agir. Plus de la moitié du patrimoine volé criminellement l’est dorénavant via internet. Pourtant, pour la victime, un cambriolage demeure beaucoup plus traumatisant que de se faire dérober de l’argent en ligne, même si le montant est plus important. Beaucoup ne viennent même pas nous signaler s’être fait voler sur le web, alors qu’il ne viendrait à l’idée de personne de ne pas déclarer un cambriolage. Il y a comme une tache aveugle qui nous empêche d’appréhender le phénomène dans sa juste dimension. J’ai la conviction qu’il y a beaucoup de seniors qui se font escroquer sur internet, mais n’osent rien dire. Ces délits n’apparaissent donc pas dans les statistiques. Il y a aussi toute la problématique des jeunes.
C’est-à-dire? Eux ne sont pas victimes de la grande criminalité, mais des autres adolescents. Les nouvelles technologies ont permis une forme de harcèlement qui n’existait pas auparavant. Notre jeunesse en souffre, c’est un fait. Nous avons des indicateurs qui nous le prouvent, comme la fréquence des tentatives de suicide ou une certaine augmentation de la délinquance juvénile, qui repart à la hausse après des années de baisse.
Les nouvelles technologies offrent également de nouveaux instruments. Que pensez-vous des expériences actuelles qui font débat, entre autres à Zurich, et visent à équiper les policiers de caméras? Ce sujet est actuellement sur la table. Pour moi, la question n’est pas taboue. L’usage de caméras est intéressant, car j’y vois un outil à décharge des policiers. Beaucoup de petites affaires, liées à des contestations de personnes sur leur interpellation, pourraient être réglées rapidement en montrant le film au juge. Si certains voient en ces caméras un moyen de s’assurer que les agents respectent le règlement, moi j’y vois un risque de normaliser les interventions, de perdre en relations humaines. Un policier osera-t-il toujours une plaisanterie qui permettrait une désescalade dans une situation tendue? Je pense néanmoins que les polices vont suivre cette évolution. A Neuchâtel, nous allons prochainement effectuer des essais avec des caméras embarquées sur les voitures, afin de documenter les courses-poursuites. Cela permettra également, une fois le véhicule stationné, d’avoir une vision complète de la scène.
Vous êtes connu pour avoir effectué une dizaine d’expéditions dans le Grand Nord. Le plus dur, c’est d’affronter les éléments ou de diriger une police?
C’est nettement plus facile de se retrouver dans le froid, seul, à affronter les éléments déchaînés! (Rires.)
Qu’est ce qui vous attire là-bas? Ma passion a commencé par la lecture des récits des grands aventuriers de la conquête des pôles: Scott, Amundsen, Shackleton… J’ai ensuite entrepris plusieurs expéditions, de la Laponie à l’Islande, du Spitzberg à l’île de Baffin. C’est fascinant de traverser ces étendues désertiques, en autonomie complète, sans aide ni assistance. C’est grisant de tracer sa route en dehors des sentiers battus.