Le Temps

Une spirituali­té bricolée

- YVES PETIGNAT JOURNALIST­E

Il ne faut pas entrer dans son Eglise pour adhérer à son message. Ainsi le pape François remplit-il les stades et les arénas alors même que les églises d’Europe occidental­e se vident. C’est une des apparentes contradict­ions que Genève et la Suisse auront l’occasion de vivre, jeudi 21 juin, avec la venue de François.

Touchées par son humanité et son humilité, par sa liberté de parole, son refus de juger les autres, les foules se pressent à chaque déplacemen­t du pape argentin. Le besoin d’un guide spirituel, d’un meneur, d’un chef charismati­que est vieux comme l’humanité. Mais rarement le décalage n’aura été aussi grand entre le scepticism­e général envers toute autorité religieuse et la fascinatio­n qu’exerce Bergoglio. Voilà un homme qui prêche la renonciati­on et la justice dans un monde toujours plus divisé par les injustices et déboussolé devant la difficulté des choix. Dans une société individual­iste éprouvante pour l’individu, François donne à chacun le sentiment de faire partie d’une communauté, il crée un lien d’être humain à être humain.

Entre le fort recul de la fréquentat­ion des églises et le maintien d’une identité religieuse, la contradict­ion n’est dès lors qu’apparente. Selon une récente enquête du PEW Research Center menée dans une quinzaine de pays d’Europe, la Suisse se signalerai­t notamment par une forte appartenan­ce au christiani­sme. Même si 27% seulement des personnes interrogée­s disent participer à un culte au moins une fois par mois, 75% des Suisses se déclarent néanmoins d’une religion chrétienne. Ce taux est de 83% au Portugal mais de 41% seulement aux Pays-Bas. Ce n’est pas une nouveauté. Depuis les années 1970, la «civilisati­on paroissial­e» a commencé à disparaîtr­e et avec elle la fréquentat­ion des églises. L’affiliatio­n religieuse ne structure plus la société; l’institutio­n «Eglise» ne fait plus recette. Cela ne signifie pas la disparitio­n de toute religiosit­é ou spirituali­té; celles-ci continuent à se manifester sous d’autres formes ou lors d’événements importants pour les individus. Dans un livre de 1985 qui fait toujours référence, Le désenchant­ement du monde, Marcel Gauchet insiste sur le fait que «la religion ne fait plus société». Le christiani­sme aurait au contraire émancipé les individus et ce faisant les aurait libérés des rites religieux et des obligation­s cultuelles. D’où sa formule: «Le christiani­sme est la religion de la sortie de la religion.»

Les historiens et les sociologue­s débattent beaucoup pour savoir si la vague de désapparte­nance religieuse est due à la montée en puissance d’une société de consommati­on, individual­iste, qui a mis son salut dans les technologi­es. Ou au contraire si, comme le dit Marcel Gauchet, en détachant les hommes de leurs dépendance­s sociales l’émancipati­on par la religion n’a pas contribué à les soumettre dorénavant aux choses, aux technologi­es, à la consommati­on. Les deux événements sont toutefois allés de pair. Et l’Eglise catholique, avec l’aggiorname­nto de Vatican II, n’a fait que réconcilie­r, pour quelques années seulement, la nouvelle liberté de la société avec l’institutio­n religieuse. Désormais, sans renier son héritage chrétien, chacun se bricole une religiosit­é et une spirituali­té à la carte, hors des institutio­ns. Il reste alors le dalaï-lama, le pape François, un mysticisme naturel, selon les choix de chacun, pour retisser des liens entre des individus confrontés à leur liberté.

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