Ces Syriens qui séduisent l’Allemagne
Les restaurants syriens se multiplient à Berlin, Munich ou Hambourg. Les réfugiés en Allemagne ont emmené leurs recettes et sont nombreux à gagner ainsi leur indépendance
Les mains revêtues des gants noirs réglementaires, Nour Aldeen mixe d’un geste rapide la viande hachée d’agneau avec le boulgour et les épices. A sa gauche, du riz à la tomate mijote dans une grande casserole dont il tourne régulièrement le contenu. Il est 16h ce mercredi de mai et les premiers clients sont attendus dans une heure. Servies avec des noix, des graines de grenade et du riz, les boulettes d’agneau «Kibbeh» sont l’un des grands classiques de la cuisine syrienne et du Kreuzberger Himmel.
Le restaurant figure en bonne place dans les classements informels des meilleurs restaurants orientaux de la ville régulièrement dressés par la presse locale. Plus de deux ans après l’arrivée d’une vague inédite de réfugiés dans le pays, les Allemands des grandes villes découvrent avec gourmandise les cuisines syrienne et afghane et se jettent, en dessert, sur les baklavas à la pistache de Homs, Alep ou Damas.
Le Kreuzberger Himmel («Paradis de Kreuzberg», du nom d’un quartier branché à forte minorité turque au centre de Berlin) a ouvert en décembre dernier, à l’initiative de l’association Be an Angel, engagée aux côtés des réfugiés. Cinq salariés et six apprentis – tous réfugiés – travaillent dans ce petit restaurant de 60 places aux murs ocre-doré et aux hauts plafonds. Les locaux sont loués par l’association à l’Eglise évangélique.
Une cliente nommée Merkel
«Kreuzberger Himmel est un projet d’intégration, explique Andreas Tölke, de l’association Be an Angel. Ceux qui travaillent ici sont syriens, irakiens et afghans. Les deux cuisiniers sont syriens. Ils préparent une cuisine du Levant, et il est très intéressant de voir comment ils adaptent nos produits régionaux. Lorsque je lui ai ramené des asperges du marché, Nour a d’abord goûté le légume seul, avant de nous proposer une recette avec des épices, des oignons et du poivron. C’était délicieux, et les clients ont aimé. Pas un cuisinier allemand n’aurait l’idée de préparer ainsi les asperges, sans pommes de terre, sans sauce hollandaise et sans jambon!» A 37 ans, Nour Aldeen a travaillé pendant treize ans comme cuisinier à Damas avant de prendre la fuite.
A Berlin, mais aussi à Hambourg, Munich ou Cologne, les réfugiés syriens sont en train de conquérir les papilles germaniques comme avant eux les Turcs, les Chinois, les Indiens, les Grecs ou plus récemment les Israéliens. Partout, de petits restaurants syriens ont ouvert au cours des derniers mois. Comme dans la Torstrasse, dans le quartier branché de Mitte, à Berlin. Le Yarok y accueille un public de touristes asiatiques, de galeristes sortant du bureau et de jeunes, dont c’est là la première station d’une longue nuit de fête.
Houmous à l’huile de sésame et au citron, soupes de pois chiches, taboulé, rouleaux à la viande, aux épinards ou au fromage de chèvre, falafels à la sauce au yaourt, coriandre, épices… Tous ces ingrédients sont partis à la conquête des assiettes allemandes. Jusqu’à celle d’Angela Merkel, qui commande à l’occasion ses buffets à une star de la cuisine syrienne. Malakeh Jazmati, ancienne présentatrice d’une émission culte de cuisine à la télévision syrienne et auteure de plusieurs ouvrages de recettes de cuisine, arrivée à Berlin avec son mari, a décidé de faire connaître la cuisine du Levant aux Allemands «pour chasser le mal du pays».
Des milliers d’entrepreneurs
Selon les estimations de la chambre de commerce et d’industrie DIHK, 2000 entrepreneurs syriens sont arrivés en 2015 à Berlin, avec les réfugiés qui avaient emprunté la route des Balkans. Nombre d’entre eux ont cherché à faire renaître leur entreprise dans la capitale allemande. Vingt-trois – pour la plupart restaurateurs ou pâtissiers – ont créé leur société à Berlin au cours du premier trimestre 2016. Ce sont les seuls chiffres que le DIHK est en mesure de communiquer aujourd’hui.
Sur la Sonnenallee, au coeur du quartier multiculturel de Neukölln, les stands de kebab côtoient les échoppes de coiffeur «pour hommes», les robes de mariée, les bijouteries, les magasins de téléphonie mobile et les agences de voyages spécialisées dans le Hadj (le pèlerinage à La Mecque). Enseignes et devantures des boutiques sont presque exclusivement écrites en arabe. Une boutique soignée détonne sur le trottoir sud de cette interminable allée aux allures de souk moyen-oriental. Un store vert pistache flambant neuf est déployé pour protéger la vitrine du soleil de la Pâtisserie Damaskus, ouverte début 2016 par la famille Al-Sakka.
A Homs, les Al-Sakka ont tenu pendant plus de quarante ans une chaîne de boutiques réputées être les meilleures pâtisseries de
«Pas un cuisinier allemand n’aurait l’idée de préparer ainsi les asperges, sans pommes de terre, sans sauce hollandaise et sans jambon!» ANDREAS TÖLKE, MEMBRE DE L’ASSOCIATION BE AN ANGEL Tamem Al-Sakka dans sa «Pâtisserie Damaskus», à Berlin.
la ville. Dans leur fuite, via Damas puis Le Caire et finalement Berlin, ces artisans pâtissiers ont amené avec eux leurs recettes ancestrales de halavas et de madlukas (les versions syriennes du baklava). Au total 25 recettes à base de pistaches et de noix, préparées chaque jour entre 5 et 6 heures du matin et nettement moins sucrées que leurs soeurs turques.
Deux clientes voilées pénètrent dans la boutique aux plateaux soignés, regorgeant de sucreries et rafraîchie par l’air conditionné. Les deux femmes préparent un mariage. «Mais de plus en plus, ce sont les Allemands qui viennent chez nous», explique Amiad El-Awani, l’un des 20 membres de la famille Al-Sakka à avoir trouvé refuge à Berlin. Les Al-Sakka viennent d’ouvrir une seconde boutique dans le nord de la capitale et de prendre possession d’une nouvelle cuisine, plus vaste, où préparer leurs friandises. S’il parle aujourd’hui parfaitement l’allemand, Amiad El-Awani rêve de retourner un jour en Syrie, pour faire revivre les ruines de la pâtisserie familiale.
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