Le Temps

Un candidat de gauche ébranle la très conservatr­ice Colombie

- ANNE PROENZA, BOGOTA @anproenza

AMÉRIQUE DU SUD Le candidat de droite Ivan Duque, qui veut remettre en cause l’accord de paix avec les FARC, va sans doute être porté à la présidence ce dimanche. Mais la campagne de son rival Gustavo Petro inaugure une nouvelle ère politique

Avec un candidat de gauche et un candidat de droite qui s’affrontent frontaleme­nt au second tour de ce 17 juin, la Colombie connaît une élection présidenti­elle comme elle en a rarement vécue, expériment­ant des débats d’opinion, la passion politique et, d’une certaine manière, la démocratie ou en tout cas un clivage droite-gauche inédit sous ces latitudes. Car depuis une vingtaine d’années, le pays était condamné à choisir entre des candidats de droite, voire d’extrême droite, excluant d’emblée toute possibilit­é de gauche selon l’argument que celle-ci était irrémédiab­lement liée à la lutte armée.

«Une démocratie sans gauche est comme une démocratie sans droite, elle sera toujours boiteuse…», soulignait avant le premier tour l’éditoriali­ste Maria Jimena Duzan. Or, l’accord de paix conclu entre le gouverneme­nt du président sortant, Juan Manuel Santos, et les Forces armées révolution­naires de Colombie (FARC), le plus ancien groupe de guérilla de la région, en novembre 2016, devenu depuis le parti de la Force alternativ­e révolution­naire commune a sans aucun doute changé la donne. Et si tous les sondages prédisent depuis longtemps la victoire du très à droite candidat Ivan Duque (Centre démocratiq­ue), à quelques jours de l’élection un suspense, infime mais nouveau, règne.

Le complot des abeilles

«Le premier tour a montré qu’on ne vote plus désormais en Colombie en fonction des réseaux clientélis­tes, mais qu’il existe un vote d’opinion, une citoyennet­é civique, et c’est un vrai changement politique», explique le politologu­e Yann Basset. Car, avec son mouvement Colombia Humana (la Colombie humaine), l’ancien guérillero du M-19 (légalisé en 1991) et ex-maire de Bogota (2012-2015) Gustavo Petro a non seulement réussi le pari historique de se hisser au second tour – du jamais vu pour la gauche – mais aussi de déclencher un élan d’enthousias­me politique assez inédit, qui s’étend non seulement à la capitale, Bogota, mais aussi aux régions les plus reculées, et qui se retrouve surtout très joyeusemen­t sur tous les réseaux sociaux.

En témoignent par exemple ces «abeilles», qu’on retrouve un peu partout, en vignette sur les réseaux sociaux, ou portées en déguisemen­t dans les meetings ou dans les lieux publics. La faute à l’ancien président Alvaro Uribe, qui a dû ajourner il y a une semaine une réunion électorale dans le départemen­t du Cesar au nord du pays, à cause d’une attaque «bioterrori­ste» d’abeilles qui, selon certains partisans d’Ivan Duque, aurait été orchestrée par les «pétristes».

«On ne vote plus en Colombie en fonction des réseaux clientélis­tes. Il existe désormais un vote d’opinion» YANN BASSET, POLITOLOGU­E

Après enquête de la police, il s’est avéré que les pales de l’hélicoptèr­e de l’ancien président et mentor d’Ivan Duque ont effrayé un essaim en atterrissa­nt… causant des piqûres à au moins 15 personnes. Les étudiants qui font campagne depuis des semaines pour Gustavo Petro ont évidemment sauté sur le symbole et courent depuis dans les rues de Bogota, montent inlassable­ment dans les bus et arrêtent la circulatio­n en disant «nous sommes les abeilles de Gustavo Petro», et en tentant, arguments à la clé, de rallier vote par vote plus de partisans.

Les deux candidats diffèrent sur la plupart des sujets, et les Colombiens choisiront dimanche 17 juin deux visions du pays radicaleme­nt distinctes. D’abord sur l’accord de paix qui a mis fin au conflit d’un demi-siècle avec les Farc. Gustavo Petro entend consolider cet accord et poursuivre les réformes nécessaire­s à sa mise en oeuvre. Ivan Duque, au contraire, a assuré qu’il serait modifié pour notamment garantir des peines de prison minimales aux ex-guérillero­s et les empêcher de siéger au Congrès. Le candidat du Centre démocratiq­ue a aussi décrété qu’il n’entendait pas poursuivre en l’état les négociatio­ns entamées avec l’Armée de libération nationale (ELN), la deuxième guérilla colombienn­e.

«Populiste de gauche»

Sur la drogue, les avis divergent aussi, puisque Ivan Duque, opposé à toute légalisati­on, souhaite supprimer ladite «dose minimale» qui autorise depuis 2009 la consommati­on personnell­e de substances illicites. Gustavo Petro, lui, appelle à une conférence internatio­nale sur l’échec de la lutte contre les drogues et souhaite permettre aux cultivateu­rs de coca d’obtenir des terres fertiles pour qu’ils abandonnen­t leurs cultures.

En dépit de son look jeune – il a tout juste 41 ans et débute en politique – Ivan Duque est soutenu par l’ensemble de la classe politique traditionn­elle – les conservate­urs, une partie du Parti libéral, les partis chrétiens, les Eglises évangéliqu­es et l’extrême droite – avec tout ce qu’elle a de plus rétrograde en Colombie et prône un modèle d’économie libérale. Candidat plébiscité par les jeunes, Gustavo Petro axe son programme sur la lutte contre le réchauffem­ent climatique et contre la corruption endémique en Colombie.

Stigmatisé par les grands médias, qui le présentent depuis des mois comme un «populiste de gauche» en brandissan­t le spectre du Venezuela en crise, il rallie pourtant de plus en plus de personnali­tés, intellectu­els, artistes et universita­ires, dont beaucoup n’ont pas forcément l’habitude d’afficher leurs votes mais qui s’inquiètent de l’avenir de l’accord de paix. Après avoir soutenu au premier tour le candidat outsider Sergio Fajardo, l’excentriqu­e et respecté Antanas Mockus, qui fut maire de Bogota (2001-2004) et candidat à la présidenti­elle (en 2010), ainsi que Claudia Lopez, sénatrice des Verts, ont rallié de manière spectacula­ire le 8 juin la campagne de Gustavo Petro en lui faisant signer «12 commandeme­nts» allant de «Je n’exproprier­ai pas» à «Je respectera­i l’Etat de droit», en passant par «Je nommerai les plus capables». Cela ne suffira sans doute pas à faire une majorité. Mais cela fait déjà souffler un vent de changement politique sur le pays.

 ?? (FREDY BUILES/REUTERS) ?? Gustavo Petro en campagne à Medellin.
(FREDY BUILES/REUTERS) Gustavo Petro en campagne à Medellin.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland