Le Temps

Dans les steppes du Don, sur les traces des chercheurs d’or

Dans la «capitale du sud» de la Russie, l’Europe rencontre l’Asie sur un fleuve légendaire. A la croisée des voies commercial­es, le brassage des population­s et des cultures ne s’arrête pas depuis l’Antiquité, pour le grand bonheur des archéologu­es

- OLGA YURKINA, ENVOYÉE SPÉCIALE À ROSTOV-SUR-LE-DON @YurkinaOlg­a

Le soleil de midi tire une flèche aveuglante dans le bulbe doré de la cathédrale de Rostov-sur-le-Don. A ses pieds, le grouilleme­nt du marché central est lui aussi au zénith.

«L'huile de tournesol, parfum sublime, venez, sentez-la», s'égosille un blond trapu en panama et chemise ample. Il plonge une louche dans un seau en plastique et fait ruisseler l'épais liquide couleur miel. L'odeur picote les narines, rien à voir avec la fadasse industriel­le. «Ne cherchez pas plus loin, c'est la meilleure, je la fais avec ces mains» – et il tend ses doigts robustes en guise de preuve ultime.

A côté, son voisin vante ses légumes caucasiens devant un client hésitant: «Pourquoi veux-tu des tomates roses de Rostov, je te dis que les miennes sont meilleures, tu ne comprends rien aux tomates…» Il sort un couteau, s'empare d'une grosse rouge charnue et découpe un triangle saignant qu'il agite vigoureuse­ment. Le client recule d'un pas mais capitule en demandant un kilo.

La vendeuse de légumes marinés a observé la scène. Elle a un visage de princesse des Mille et une nuits, regard langoureux, cheveux fuligineux. Quand le méfiant dit adieu aux tomates, elle tente sa chance: «Poivrons farcis, concombres mi-salés, feuilles de vignes, aubergines rôties à l'ail, goûtez seulement» – et elle coupe une tranche dégoulinan­te d'huile et de persil en l'accompagna­nt d'étoiles dans ses yeux nocturnes.

Le bazar s'emballe: «Abricots à fondre dans la bouche», «cerises croquantes», «herbes fraîches cueillies avec de la rosée»… Ça sent fort la tomate mûre au point d'éclater, le basilic pourpre poivré, la fraise écrasée, le pain chaud, le poisson fumé.

Un fleuve nomade

Le marché est le coeur battant de Rostov, l'agricultur­e l'a toujours bien nourri, et la sève commercial­e coule dans ses veines et dans son aorte, le Don. Un fleuve bleu turquoise qui gambade dans des prés d'un vert juteux, batifole comme un fougueux cheval cosaque.

Les Cosaques? Ces cavaliers, qui ont appris la liberté avec le vent des steppes et ont gardé leur autonomie même au service des tsars, font la légende du Don. Mais bien avant eux, des hommes – et des femmes – intrépides ont retourné ces terres avec les sabots de leurs chevaux, couverts d'armures en or et en pierres précieuses à en rendre jaloux les Grecs et les Romains. C'était entre le II siècle av. J.-C. et le IVe de notre ère. On les appelait les Sarmates. Ils sont venus d'Asie, avaient des origines iraniennes, et ont émaillé la terre de joyaux insoupçonn­és qui dorment désormais dans les kourganes, ces tertres rituels qui veillent sur les steppes du Don.

«Qui étaient ces peuples nomades? Attendez, il faut d'abord traverser le pont qui nous conduira en Asie. Vous sentez la différence?» Sergueï Loukiachko a des étincelles d'ironie dans le regard qu'il promène toujours à l'horizon, même quand il vous parle en face. Esprit rêveur ou habitude profession­nelle: «Un bon archéologu­e doit apercevoir ce que les autres ne voient pas pour que les choses lui révèlent la matière vivante de l'histoire.»

Le grenier d’or

Sa voiture file sur la voie rapide au-dessus du Don, à la frontière entre l'Europe et l'Asie. Evidemment, l'air qui s'engouffre dans les fenêtres ouvertes est le même des deux côtés.

Sergueï Loukiachko conduit une Niva, un tout-terrain russe passe-partout, sans aucun gadget dedans, avec une vitre avant balafrée au milieu, mais qui lui sert sans flancher depuis plus de dix ans, comme un bon cheval. L'homme à la barbe argentée porte un jean et un gilet par-dessus sa chemise. Avec un chapeau en plus, il aurait ressemblé à un personnage des sagas d'Indiana Jones. Mais il n'aime pas la comparaiso­n: «L'archéologi­e n'est pas un blockbuste­r. Si l'on cherche des trésors, ce n'est pas pour épater ou s'enrichir, mais pour mieux comprendre les anciens, leurs peines et leurs bonheurs.»

Et pourtant, l'une des découverte­s archéologi­ques a épaté – littéralem­ent ébloui – Paris au début 2001, en volant pour un petit moment la vedette à Mona Lisa. Après sa tournée mondiale, le joyau est retourné au musée de la ville d'Azov, à une heure de route de Rostov, sur la rive asiatique du Don. Il faut monter un ancien escalier en fonte pour accéder au grenier d'or. Là, dans la pénombre, brille de mille feux la pièce maîtresse de la collection. Même si on est indifféren­t aux bijoux, il est difficile d'en détourner le regard.

Des histoires anciennes

De minuscules losanges d'or forment un caparaçon qui devait transforme­r un cheval en un oiseau étincelant, selon les croyances des Sarmates, qui considérai­ent le métal précieux comme un symbole de force. Il a fallu plus de quinze ans pour reconstitu­er les fragments de l'armure et son ornement avec plus de 15000 plaques dorées trouvées dans un tertre funéraire près d'Azov. Si long? «Notre science est une science exacte», répond l'archéologu­e.

Les mots du chercheur de trésors valent de l'or. De Rostov jusqu'à Azov, dans le musée et sur les remparts de la forteresse qui a été un bastion turc avant de passer en mains russes, il raconte des histoires de peuples qui se sont succédé sur ces terres depuis l'Antiquité. Il en parle comme si c'était ses voisins et que tout s'était passé hier, dans une langue digne d'André Maurois, qu'il admire.

L'or et la culture des Sarmates ont beaucoup moins brillé dans le monde occidental que l'héritage de leurs prédécesse­urs, les Scythes. Pourtant, ces farouches guerriers ont façonné l'Europe aux côtés d'autres civilisati­ons antiques, se sont battus contre les Romains et avaient des relations intenses avec leurs voisins grecs établis dans les colonies de la mer Noire. Mercenaire­s, les Sarmates seraient même allés jusqu'aux îles Britanniqu­es pour nourrir les légendes sur le roi Arthur.

Une mosaïque de cultures

Les terres autour du Don, appelé jadis Tanaïs, ont conservé d'étonnants palimpsest­es d'échanges culturels et commerciau­x à la croisée des chemins entre l'Asie et l'Europe. Ici, des amphores en terre cuite grecques côtoient des carafes en verre syriennes et des parures sarmates, des fragments de vaisselle égyptienne se mélangent aux éclats d'ustensiles caucasiens et de céramiques perses. «Les peuples ont des racines communes, il y a des similitude­s dans ce qui peut paraître inconcilia­ble», dit Sergueï Loukiachko.

Les rives de Tanaïs auraient même pu abriter une ville céleste mythique des sagas islandaise­s, fondée par Odin, puissant dieu germanique. Quoi qu'il en soit, une chose est sûre: depuis la nuit des temps et jusqu'à nos jours, cette région est un comptoir florissant, au centre des passages importants et des guerres d'influence.

Lulia kebab et pirogi

«Les peuples ont des racines communes, il y a des similitude­s dans ce qui peut paraître inconcilia­ble»

SERGUEÏ LOUKIACHKO, ARCHÉOLOGU­E

Irina Tolotchko, archéologu­e spécialisé­e en culture antique, se souvient avec effroi du conflit ukrainien. «La mer d'Azov faisait retentir

l’écho des détonation­s à Marioupol, à 180 km d’ici. La guerre n’a encore jamais semblé si près», dit cette femme agile aux yeux limpides, en regardant en direction de l’Asie depuis la rive européenne du Don. Ici, des prairies odorantes poussent sur les ruines de l’ancienne colonie grecque Tanaïs, deuxième plus grand centre de commerce du royaume du Bosphore, aux confins de l’empire. Le premier était la capitale, Panticapée, en Crimée, justement. Et dire qu’avant de devenir une pomme de discorde, la péninsule servait de lieu de rencontre entre civilisati­ons lointaines…

Irina Tolotchko préfère les histoires d’une coexistenc­e pacifique des peuples, dans le passé comme dans le présent. Tout près de Tanaïs, transformé en parc archéologi­que, se trouve un village arménien, authentiqu­e, comme si on l’avait transporté ici directemen­t depuis le Caucase. Au bord de la route, dans des maisonnett­es réaménagée­s en partie en restaurant­s, des femmes en robes fleuries préparent des brochettes de poulet lulia kebab, une sauce à l’ail et le lavash, galette aux origines

perses. Le fournil local vend des

pirogi (tourtes) à l’atriplex, herbe sauvage au goût d’épinard, et des khatchapou­ri,

feuilletés croustilla­nts au fromage de brebis. A se demander si les marchés et la nourriture ne sont pas la meilleure recette pour unir les peuples…

Trésors inexplorés

Le vent s’engouffre dans les steppes parfumées au thym et au sel marin. Le soleil embrase l’herbe, les grillons crépitent. A côté de Tanaïsla-Grecque, au milieu d’un champ d’orge, se dresse le kourgane du tsar, le plus grand de la région avec ses 12 mètres de haut et 100 de diamètre. Il est entouré d’une chaîne de tertres plus petits et les archéologu­es sont persuadés qu’il s’agit d’un vaste complexe funéraire, qui garde des secrets vieux de 4000 ans. Mais pourquoi personne ne le fouille?

Irina Tolotchko a un sourire triste et presque gêné: «Il manque des financemen­ts, notamment pour remettre le site en état ou aménager un site archéologi­que. Il y a très peu de fouilles scientifiq­ues, maintenant. Même à Tanaïs, la plupart des expédition­s étaient étrangères.» Dans la région, seul un quart des vestiges ont été explorés alors que nombre d’autres ont été pillés. Les pages d’histoire qui y étaient inscrites sont perdues à jamais.

Seule consolatio­n pour les archéologu­es: les fouilles de sauvetage avant les travaux de constructi­on. Heureuseme­nt, la loi a été durcie et beaucoup de monuments peuvent être sauvés, explique Irina, qui mène des expertises pour l’Etat et recense les trouvaille­s. Il y a beaucoup de travail dans la région, où chaque morceau de terre semble cacher un trésor.

«Il suffit de se promener au bord de la mer avec les yeux bien ouverts, conclut Sergueï Loukiachko. On y trouve tout, d’un os d’éléphant préhistori­que aux fragments de soie de Chine. Cette terre nous raconte une histoire qui permet de mieux comprendre le présent. Les peuples qui y sont passés nous renseignen­t sur nos origines et notre identité», dit l’archéologu­e, qui est en train de terminer un livre sur les Scythes.

Et les Sarmates? Ils gardent encore plein d’énigmes enfouies dans les prés sauvages des deux côtés du Don. Promesse de bonheur pour les historiens passionnés. «Il n’existe rien au monde de comparable au sentiment qu’on éprouve quand on touche au passé, resté silencieux pendant des siècles. Celui qui a vécu cette sensation une fois ne pourra plus jamais s’arrêter», dit Sergueï Loukiachko. Son regard vole à l’horizon, là où l’Asie rencontre l’Europe sur le fleuve que les anciens appelaient Tanaïs.

«Pourquoi veux-tu des tomates roses de Rostov, je te dis que les miennes sont meilleures, tu ne comprends rien aux tomates…»

UN CAUCASIEN

 ??  ?? Ci-dessus, des chevaux du Don, montures des Cosaques. La race provient de différents croisement­s effectués durant trois siècles. A droite, le marché de Rostov-sur-le-Don.
Ci-dessus, des chevaux du Don, montures des Cosaques. La race provient de différents croisement­s effectués durant trois siècles. A droite, le marché de Rostov-sur-le-Don.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Différente­s vues des vestiges de Tanaïs. Cette colonie grecque était située sur le Don et a été fondée par des colons de Milet, peut-être aux alentours du Ve siècle av. J.-C.
Différente­s vues des vestiges de Tanaïs. Cette colonie grecque était située sur le Don et a été fondée par des colons de Milet, peut-être aux alentours du Ve siècle av. J.-C.
 ??  ??
 ??  ?? Un harnais sarmate. Au fil des siècles, la culture et les réalisatio­ns de cette civilisati­on ont connu un phénomène d’orientalis­ation.
Un harnais sarmate. Au fil des siècles, la culture et les réalisatio­ns de cette civilisati­on ont connu un phénomène d’orientalis­ation.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland