Le LHC en quête de lumière
Le coup d’envoi des travaux destinés à améliorer le LHC a été donné ce vendredi en France et en Suisse. En ligne de mire des physiciens du CERN: multiplier la luminosité des faisceaux par cinq. Et – pourquoi pas? – découvrir de nouvelles particules
«Cette journée ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire du CERN.» Sous un beau soleil, peu avant midi ce vendredi 15 juin 2018, Fabiola Gianotti accueille les représentants de la Suisse et de la France pour le lancement du chantier du futur LHC à haute luminosité (HL-LHC), version améliorée du plus puissant accélérateur de particules au monde installé sous la frontière entre les deux pays.
Coupe du monde de football oblige, le président du Conseil d’Etat du canton de Genève, Pierre Maudet, n’a pu s’empêcher d’y faire allusion: «Les 22 pays membres du CERN sont moins nombreux que ceux sélectionnés pour la Coupe du monde de foot. Mais l’Italie en fait partie… et c’est tout à son honneur!» La pique amicale n’a pas déplu à Lucio Rossi, chef du projet HL-LHC, qui est rapidement revenu au sujet du jour: «Il s’agit d’une modification radicale de la machine existante, qui fonctionne, mais qui verra sa durée de vie doublée par la mise en oeuvre de nouvelles technologies de pointe.»
La facture s’élèvera à 950 millions de francs entre 2015 et 2026, avec la participation du CERN et des pays extérieurs. Une fois les travaux achevés, les physiciens visent une luminosité des faisceaux circulant dans le LHC multipliée par un facteur 5 à 7. «Le HL-LHC va produire dix fois plus de collisions que sa mouture actuelle», prédit Frédérick Bordry, directeur des accélérateurs et de la technologie au CERN.
L’énergie des collisions, assimilable à la vitesse à laquelle les particules se rentrent dedans, ne devrait, quant à elle, pas beaucoup changer. Actuellement réglé sur 13 téraélectronvolts (TeV), le LHC pourrait à terme grimper à 14 TeV, la valeur maximale initialement prévue pour son fonctionnement.
En tout, 1,2 kilomètre du couloir circulaire du LHC sera remplacé. Une distance modeste sur les 27 km de circonférence de l’instrument, «mais il s’agit tout de même de concevoir et d’installer des instruments basés sur de nouvelles technologies le long de deux tronçons de 600 mètres», précise Frédérick Bordry. «Plus de 200 nouveaux composants seront connectés à l’installation existante d’ici moins de dix ans. Chacun de ces composants est innovant, afin que le LHC fasse vraiment peau neuve», a ajouté Isabel Bejar Alonso, coordinatrice technique du HL-LHC.
Cavités-crabe
Parmi les nouveautés figurent des aimants encore plus performants qui autoriseront des champs magnétiques de 11 à 13 Tesla, contre 8,3 actuellement. Cette spectaculaire augmentation de 50% est rendue possible par l’utilisation d’aimants construits en niobium-étain, ceux en niobium-titane ne pouvant offrir de tels champs magnétiques. Placés en amont de CMS et d’Atlas, les deux plus grands détecteurs installés dans l’anneau, ils vont notamment compacter le faisceau de paquets de protons circulant à l’intérieur. «Pour une physique nouvelle, de nouvelles technologies», résume Lucio Rossi.
Autre innovation majeure: la création de «cavités-crabe». Que les gamers ne se fatiguent pas à chercher une allusion aux «crabes de tête», terrifiants crustacés du jeu vidéo Half Life, qui se déroulait dans un mystérieux centre de recherches fortement inspiré du CERN: cela n’a rien à voir, assurent les scientifiques. Ces cavités supraconductrices, qui conduisent l’électricité sans perte à des températures voisines du zéro absolu, sont situées à proximité des détecteurs. Elles donnent une impulsion transversale aux paquets de particules, qui évoque la démarche latérale des crabes, d’où le nom.
«Les cavités-crabe permettent de disposer les particules exactement comme souhaité» dit Frédérick Bordry. Les physiciens peuvent en particulier «jouer sur l’angle de collision des paquets de protons pour augmenter la surface totale de collision», précise Christophe Ochando, physicien au Laboratoire Leprince-Ringuet à Palaiseau (Essonne) qui travaille sur le détecteur CMS. Imaginez les paquets de protons comme des cylindres: plutôt que de les faire se percuter sur leurs surfaces de section, les plus petites surfaces de contact, les physiciens leur donnent un certain angle pour générer des collisions impliquant un maximum de protons. «Dans sa version actuelle, le LHC entraîne des collisions de 30 à 40 protons. Dans le HL-LHC, ce sera 200», poursuit le scientifique.
D’autres raffinements technologiques sont au programme, notamment de nouvelles lignes supraconductrices qui transporteront de très forts courants sans résistance. Elles seront enfouies dans des galeries qui font justement l’objet des premières étapes de cette phase de travaux de génie civil.
Cure de jouvence
Les détecteurs n’échapperont pas à cette vague de mise à niveau. Conçus dans les années 1990 et 2000, CMS et Atlas ne pourront pas suivre la future cadence de collisions imposée par le HL-LHC. Une cure de jouvence est nécessaire. «Nous prévoyons, entre autres, des flux de neutrons de l’ordre de 10 puissance 16 particules par centimètre carré par seconde, soit plusieurs ordres de grandeur de plus qu’à l’heure actuelle.»
Les autres accélérateurs du complexe du CERN, qui donnent des impulsions croissantes aux particules avant leur arrivée dans le LHC, ne seront pas en reste et bénéficieront aussi de perfectionnements. Inauguré en mai 2017, l’accélérateur linéaire Linac 4, long tube métallique de 80 mètres, est le plus en amont de la chaîne. C’est lui qui donne l’impulsion initiale au faisceau de particules, la plus importante. «Dans le cadre d’une multiplication de la luminosité du LHC par un facteur 5, le Linac 4 y contribuera par un facteur 2», avait affirmé au Temps l’an passé Maurizio Vretenar, le chef de projet du Linac 4.
De sérieuses améliorations informatiques, tant matérielles que logicielles, sont également à prévoir pour analyser l’avalanche de données qui s’abattra sur les physiciens. La physique de haut niveau du CERN va elle aussi céder aux sirènes de l’intelligence artificielle en ayant recours à des algorithmes basés sur de l’apprentissage machine (machine learning) pour trier et interpréter le plus efficacement possible les quantités colossales de données générées par chaque collision. «Le machine learning est idéal pour la physique des particules, car il y a des milliards et des milliards de données à analyser», assure Christophe Ochando.
«Avec la découverte du boson de Higgs en 2012, nous avons accosté un nouveau continent. Il nous reste à l’explorer» CHRISTOPHE OCHANDO, PHYSICIEN
Matière noire cosmique
Tous ces équipements dernier cri ne seront installés que lors de l’ultime étape des travaux, aux alentours de 2026. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que la science reprendra ses droits. Plus de collisions, c’est avant tout l’assurance d’étudier le boson de Higgs avec une précision inégalée. Et pourquoi pas découvrir de nouvelles particules, qui ne se montrent qu’en de très rares occasions? «Avec la découverte du boson de Higgs en 2012, nous avons accosté un nouveau continent, illustre Christophe Ochando. Il nous reste à l’explorer, c’est-à-dire examiner le rôle exact qu’il joue dans la structuration de la matière.»
Sous certaines conditions, le boson de Higgs pourrait en effet se désintégrer en une particule de matière noire, une substance qui constitue 80% de la matière de l’Univers mais dont la nature, c’est-à-dire la particule qui la forme, échappe encore aux physiciens. Ceux-ci ont bâti d’autres instruments pour tenter de capturer de la matière noire cosmique, mais en créer de toutes pièces dans le HL-LHC est une piste tout aussi prometteuse. En ligne de mire, ils espèrent en fait trouver des signes d’une nouvelle physique, celle qui dépassera les limitations actuelles du Modèle standard de la physique des particules, ce grand cadre théorique qui décrit les lois de l’Univers. Celui-ci date des années 1960, et pourrait à son tour connaître une importante mise à jour à l’horizon 2025.
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