Maîtres de l’art anthropocène
L’art peut il être un catalyseur du changement? Lucy et Jorge Orta, un couple d’artistes engagés depuis plus de vingt-cinq ans sur le front de l’écologie, en sont convaincus. Portrait des lauréats du Green Leaf Award, un prix délivré par le programme environnemental de l’ONU
Ils sont des figures de proue de l’art anthropocène, cette nouvelle ère géologique marquée par l’impact de l’action de l’homme sur l’écosystème terrestre qu’il modifie à vitesse grand V. Elle, longue silhouette blonde et discrète, diplômée en stylisme de la Nottingham Trent University, est Britannique. Lui, brun à l’air lunaire et à la volubilité latine, diplômé de l’Université nationale de Rosario en beaux-arts et architecture, est Argentin.
Lucy et Jorge Orta se sont rencontrés à Paris au début des années 1990. Depuis, ces deux artistes engagés travaillent en couple. «Nous partagions les mêmes idées. Nous avons tout laissé tomber pour faire de l’art car nous croyons qu’il peut être un catalyseur et qu’il possède une force de transformation de la société», insiste Jorge Orta, attablé sur la terrasse ensoleillée d’un des pavillons de garde du Moulin Sainte-Marie à Boissy-le-Châtel, au sud-est de Paris.
TEMPS LONG
Lucy et Jorge Orta ont acquis, en 2000, ce site industriel d’une quinzaine d’hectares – d’anciennes papeteries – situé dans la vallée du Morin, avec l’ambition d’y créer un collectif dédié à la création de nouvelles formes d’art contemporain. On y trouve, aujourd’hui, des galeries, des ateliers et résidences d’artistes, des salles d’exposition et lieux de performance, un parc de sculptures et des hangars où sont stockées leurs pièces «historiques» et celles en phase de création. Depuis vingt-cinq ans, ces deux artistes opèrent, en marge, à la périphérie du champ traditionnel de l’art – «dans la zone la plus ingrate mais aussi la plus fertile», s’amuse Jorge.
En décalage avec leur époque, ils cultivent l’art du slow et privilégient le temps long: leurs projets se développent le plus souvent sur une dizaine d’années, voir plus, comme en témoignent leurs travaux sur le thème de la nourriture entrepris en 1996 et poursuivis jusqu’à aujourd’hui avec 70 X 7 The Meal, invitation à renouer avec la convivialité des repas partagés et à protéger la diversité des espèces cultivées.
Lucy et Jorge Orta troquent volontiers, à l’occasion, leur casquette de plasticiens contre celle d’aventuriers, pour prendre le pouls de la planète et appréhender, sur le terrain, les signaux du changement climatique et de l’érosion de la biodiversité. En 2007, ils s’embarquent pour une expédition en Antarctique. Là, ils mettent en place une installation éphémère et hissent le premier drapeau antarctique, kaléidoscope d’étendards aux couleurs de différentes nations. Ce drapeau symbolise l’unité internationale rendue possible par la signature du traité de 1959, qui imposait que cette zone ne soit utilisée qu’à des fins pacifiques. Depuis lors, ils ont distribué symboliquement quelque 26000 passeports universels de l’Antarctique, qui confèrent à leurs détenteurs le statut de citoyens du monde, d’habitants de la planète terre. «La vraie fonction de ce passeport est de faire participer, à travers une inscription sur internet, à une communauté mondiale pour agir ensemble en faveur de la protection de l’environnement et de certaines valeurs partagées», poursuit Lucy Orta.
ART DE L’ACTION
En 2011, rebelote, ils s’immergent en Amazonie péruvienne, où ils collaborent avec des scientifiques qui étudient cette zone concentrant la plus grande biodiversité du globe. Ils délimitent une parcelle de 1 hectare au sein de cette forêt, qu’ils divisent en 10000 m², chaque m² étant vendu à des particuliers pour assurer la protection de cet écosystème menacé. «Au lieu de venir sur le devant de la scène en martelant qu’il faut s’engager, ils oeuvrent d’une manière plus discrète et plus opératoire, en réalisant des oeuvres qui permettent des prises de conscience tout en instillant le sentiment qu’il est urgent d’agir», explique Paul Ardenne, critique d’art, historien et écrivain. Selon lui, les créations du duo ont, cependant, connu des fortunes diverses.
Lucy et Jorge Orta, qui se voyaient à leurs débuts comme des porte-parole de la société, pratiquent aujourd’hui un art plus engagé, un art de l’action. En témoigne leur installation Orta Water, qu’ils ont conçue collectivement, fidèles à leur objectif de cocréation, avec l’aide de chercheurs, d’économistes, de designers, d’industriels et d’étudiants. Cette unité de purification de l’eau a été exposée et mise en service à la Biennale de Venise (2005), à Rotterdam, à Shanghai puis à Paris dans le parc de la Villette (2014), pour montrer qu’il est possible de purifier une eau impropre à la consommation et de la rendre potable, avant d’être donnée à Médecins sans frontières.
IMMERSION CITOYENNE
«Leur travail est une invitation à passer à l’action, pas une accusation. Ils parviennent à nous mettre devant des évidences terribles sans que nous nous sentions accablés par leurs propos», témoigne Anastassia Makridou-Bretonneau, responsable de l’axe Art Citoyen à la Fondation Daniel et Nina Carasso, qui loue leur générosité. Mais aussi leur capacité d’écoute, que le couple a eu l’occasion d’éprouver récemment en venant vivre quelque temps en Frise (Pays-Bas), dans la petite Cité de Sloten, pour échanger avec la population et s’imprégner des cultures et traditions locales, avant de dessiner leur projet de sculpture commandé par Leeuwarden, la capitale européenne de la culture 2018. Cette sculpture de 5,3 mètres de hauteur, qui évoque l’impérieuse nécessité de protéger l’eau et les écosystèmes, a été inaugurée le 18 mai dernier. L’oeuvre s’intitule Peewit (vanneau huppé) en guise de clin d’oeil à cette espèce d’oiseaux menacée par l’agriculture industrielle.
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