Le Temps

BIENVENUE DANS L’APPARTEMEN­T MILLEFEUIL­LE DE LE CORBUSIER

- PAR MIREILLE DESCOMBES

Au 24, rue Nungesser-et-Coli à Paris, l’appartemen­t-atelier de Le Corbusier rouvre ses portes au public. Le grand architecte y a vécu et travaillé de 1934 à 1965

Habiter la maison que l’on s’est construite? C’est un défi pour un architecte. Une expérience passionnan­te mais risquée car elle peut ébranler vos certitudes. Le Corbusier en avait bien conscience quand, en 1934, il vint s’installer avec sa femme Yvonne aux 7e et 8e étages de l’immeuble Molitor qu’il avait lui-même conçu, 24, rue Nungesser-et-Coli à Paris. «C’était un péril pour moi d’aller habiter ma propre architectu­re. Au vrai, c’est magnifique», écrit-il à sa mère à l’époque de son emménageme­nt. Passant d’un dépouillem­ent «puriste» à une matérialit­é «brutaliste», expériment­ant l’utilisatio­n du contreplaq­ué comme l’usage du brise-soleil, le célèbre Chaux-de-Fonnier va faire de cet appartemen­t-atelier un chantier permanent, un incroyable champ d’expériment­ation. Reconnaiss­ant ses faiblesses et ses défauts, s’efforçant de les corriger, il ne cessera, en outre, d’en faire l’écho de ses propres recherches. Jusqu’à sa mort en 1965.

Pour notre plus grand bonheur, l’appartemen­t a rouvert ses portes au public le 5 juin, après d’importants travaux de rénovation. Une démarche en soi passionnan­te car elle interroge la pratique même de la restaurati­on. Comment, en effet, aborder une telle superposit­ion de strates, un véritable palimpsest­e? Quelle version privilégie­r, le projet d’origine de 1934 ou l’état final de 1965, sans parler des rénovation­s pas toujours heureuses réalisées après le décès de l’architecte?

Mandatés par la Fondation Le Corbusier, Giulia Marino et Franz Graf du laboratoir­e des techniques et de la sauvegarde de l’architectu­re moderne (TSAM) de l’EFPL ont mené l’enquête. Leur objectif: présenter les lignes directrice­s pour la restaurati­on, incluant une réflexion sur les options muséograph­iques. Ils ont consigné les résultats de leurs analyses dans un bel ouvrage qui vient de paraître aux Presses polytechni­ques et universita­ires romandes, Les multiples vies de l’appartemen­t-atelier Le Corbusier. Illustré par des photograph­ies souvent signées par de grands noms, s’appuyant sur la correspond­ance du maître et sur les témoignage­s de proches, cet ouvrage nous servira de guide dans l’approche de cet authentiqu­e laboratoir­e de l’architectu­re moderne.

THÉORIE DU COUPLE

Passons sur les démarches et réglementa­tions intervenan­t dans la constructi­on de l’immeuble luimême. Elles sont complexes et, comme souvent, frustrante­s pour Le Corbusier dans les contrainte­s et les restrictio­ns qu’elles lui imposent. Mentionnon­s toutefois le choix, ici fondamenta­l, du plan libre ainsi que le recours à des façades vitrées et des serrurerie­s métallique­s en acier laminé «littéralem­ent exhibé, relèvent les auteurs, comme un véritable paradigme de modernité architectu­rale, dont l’esthétique tire parti des matériaux dits industriel­s».

Les présentati­ons faites, grimpons jusqu’au 7e étage. Partons à la découverte du fameux appartemen­t-atelier installé en superstruc­ture comme un objet relativeme­nt indépendan­t du reste de l’immeuble. L’architecte et designer Charlotte Perriand – qui fut la collaborat­rice de Le Cor-

busier et qui a notamment dessiné le mobilier intégré de la cuisine – a décrit avec humour la conception du plan: «Corbu avait une théorie du couple: Monsieur et Madame séparés dans deux espaces reliés par une communicat­ion, avec au centre un point de rencontre.» A droite en entrant, à l’est, on trouve donc l’atelier du maître, où il écrit, peint et impose son ordre. A gauche, à l’ouest, la cuisine, la salle à manger et la chambre à coucher commune (une entorse à sa théorie). A l’intersecti­on des deux espaces sont situés le salon et le vestibule d’entrée avec un bel escalier hélicoïdal qui mène à la chambre d’amis et à la toiture-terrasse en grande partie aménagée en jardin et qui, précisent Giulia Marino et Franz Graf, «mérite d’être considérée comme un intérieur à part entière».

VUE SUR LA SALLE DE BAINS

Le Corbusier aimait souligner combien son appartemen­t était «taillé au travers des anomalies des réglementa­tions». Parmi les différente­s stratégies qu’il a déployées figure l’utilisatio­n de la voûte qui permet de respecter les gabarits tout en servant à merveille sa recherche d’une spatialité très ouverte. Un jeu de formes et de lignes courbes qui se révèle particuliè­rement sophistiqu­é dans la chambre à coucher, l’une des pièces les plus travaillée­s de l’appartemen­t.

Cet espace à la volumétrie complexe a fait l’objet de nombreuses études du maître pour déterminer le choix et la répartitio­n des couleurs, si caractéris­tiques de l’architectu­re corbuséenn­e. Supporté uniquement par deux pieds et accroché au mur à la tête, le lit est lui aussi particulie­r. «Corbu voulait un lit conjugal anormaleme­nt élevé, raconte Charlotte Perriand. Etait-ce pour mieux voir le ciel par les grandes baies vitrées ou pour être plus propice aux jeux de la nuit? Corbu en plaisantai­t.»

La salle de bains intégrée dans la chambre mérite aussi qu’on s’y attarde. Installée dans une niche, elle s’ajuste exactement à la dimension de la baignoire à sabot. On notera aussi que, loin d’être dissimulés, cet espace intime et le bidet disposé en contrepoin­t de la table de maquillage sont littéralem­ent exposés aux regards, au même titre que les ampoules, les tuyaux, les radiateurs et d’autres objets techniques.

PROBLÈME D’ÉTANCHÉITÉ

Dès le départ, Le Corbusier se retrouve toutefois face à un problème majeur. L’orientatio­n estouest de son atelier n’est pas idéale pour pratiquer la peinture, de même que l’absence d’éclairage zénithal. Un handicap auquel il va chercher à remédier au moyen de différents composants translucid­es tels que les verres imprimés sur une face type cathédrale. Autre casse-tête lié au pan de verre en façade, la surchauffe. Une terrible souffrance en été qu’il transforme en source d’inspiratio­n créatrice en imaginant ses fameux brise-soleil.

Parmi les quelques pathologie­s dont souffrait l’appartemen­t-atelier, il en est une, toutefois, que Le Corbusier ne parviendra pas à juguler: les dysfonctio­nnements concernant l’étanchéité et l’écoulement des eaux de la toiture-terrasse. Et les couches ajoutées au fil des ans n’ont fait qu’empirer les choses. «Un véritable musée de l’étanchéité, s’effraient les auteurs de l’étude qui précisent qu’en l’état, la toiture-terrasse n’est pas seulement inesthétiq­ue, mais clairement dangereuse pour la préservati­on de l’appartemen­t-atelier sur la moyenne, voire courte durée.»

Mais rassurez-vous. Ce problème-là a été traité en priorité. Pour le reste, on a pris le parti de restaurer les espaces habités dans l’état de 1965, soit au décès de Le Corbusier. A l’heure de l’ouverture au public, tout n’était cependant pas encore fixé. Sur le plan de la présentati­on muséograph­ique notamment, certains choix doivent encore être affinés.

A lire: Franz Graf et Giulia Marino, «Les multiples vies de l’appartemen­tatelier Le Corbusier», «Cahiers du TSAM», Presses polytechni­ques et universita­ires romandes, 200 p.

A visiter: Appartemen­t-atelier de Le Corbusier, 24, rue Nungesser-et-Coli à Paris. Visite guidée uniquement. Pour infos: Fondationl­ecorbusier.fr

«C’était un péril pour moi d’aller habiter ma propre architectu­re. Au vrai, c’est magnifique» LE CORBUSIER

 ?? (PHOTOS: EPFL_G_MARINO) ?? Images de l’appartemen­tatelier de Le Corbusier avant rénovation, en 2014. Ci-contre: Le salon, avec la table basse en «tronc d’arbre» dessinée en 1937 par Le Corbusier. Une des pièces qui ont subi le plus de transforma­tions au fil des ans. L’atelier du maître et son fameux pan de verre.
(PHOTOS: EPFL_G_MARINO) Images de l’appartemen­tatelier de Le Corbusier avant rénovation, en 2014. Ci-contre: Le salon, avec la table basse en «tronc d’arbre» dessinée en 1937 par Le Corbusier. Une des pièces qui ont subi le plus de transforma­tions au fil des ans. L’atelier du maître et son fameux pan de verre.
 ??  ?? L’édicule d’accès à la toiture-jardin. Le vestibule d’entrée, de double hauteur, véritable pivot dans la conception de l’appartemen­tatelier.
L’édicule d’accès à la toiture-jardin. Le vestibule d’entrée, de double hauteur, véritable pivot dans la conception de l’appartemen­tatelier.

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