Le Temps

LA PART DE RÊVE DES MANIFESTAN­TS DE GAZA

- PAR GAUTHIER AMBRUS

«Vous qui passez parmi les paroles passagères Vous fournissez l’épée, nous fournisson­s le sang Vous fournissez l’acier et le feu, nous fournisson­s la chair Vous fournissez un autre char, nous fournisson­s les pierres Vous fournissez la bombe lacrymogèn­e, nous fournisson­s la pluie Mais le ciel et l’air sont les mêmes pour vous et pour nous […]» M. DARWICH, «PASSANTS PARMI LES PAROLES PASSAGÈRES»

La répression des manifestat­ions palestinie­nnes de Gaza laisse sans paroles. On a beau s’entendre dire qu’elles étaient cyniquemen­t planifiées par le Hamas ou qu’elles dissimulai­ent des «terroriste­s», rien n’y fait. Si des foules désarmées sont poussées par quelque chose à aller au-devant de la mort, il doit bien y avoir un motif à cela. La violence qu’elles ont rencontrée ne leur a guère laissé le temps de s’exprimer à ce sujet. Elle a ensuite tout envahi.

Occupés à regarder les images des victimes, à s’interroger sur l’enchaîneme­nt des événements, force est de constater que les raisons des manifestan­ts n’ont pas été entendues. On les a accusés d’avoir l’intention de franchir la frontière pour envahir Israël. Qu’avaient-ils vraiment à dire? Pour essayer de le deviner, il faut revenir à un poème polémique de Mahmoud Darwich, qui fit grand bruit en Israël il y a exactement quarante ans.

LES MOTS D’UN GRAND POÈTE

On était alors en plein début de la première Intifada, les morts commençaie­nt à s’entasser là aussi, des deux côtés, de l’un surtout. Grande voix poétique de la Palestine, Darwich (mort en 2008) appartenai­t également à la direction politique

de l’OLP, où il représenta­it une aile plutôt modérée et prête au dialogue avec l’adversaire. Un poème que lui avait inspiré le soulèvemen­t et qui était devenu l’emblème de la cause palestinie­nne – Passants

parmi les paroles passagères – fait soudain irruption dans le débat public israélien d’alors (un recueil de témoignage­s sur l’affaire a été publié aux Editions de Minuit sous le titre Palestine mon pays).

L’auteur se voit accuser par la classe politique et une partie des médias de répandre la haine, dévoilant ainsi ce que seraient les intentions secrètes de tout Palestinie­n, aussi modéré fût-il en apparence: chasser les Juifs de la région et récupérer les terres perdues depuis 1948. Darwich s’en défend aussitôt, sans être vraiment écouté, sinon des quelques partisans convaincus de la paix. Il explique alors deux choses, qui peuvent paraître à première vue contradict­oires, mais qui au fond ne le sont probableme­nt pas. Il souligne d’abord que les appels au départ lancés dans son poème ne concernent à ses yeux que les territoire­s occupés après 1967 (l’OLP ne reconnaîtr­a officielle­ment le droit à l’existence d’Israël qu’en 1993).

Mais il ne nie pas non plus qu’on puisse y entendre autre chose: le désir indéfectib­le des Palestinie­ns de guérir des blessures lais- sées par l’exil et la dépossessi­on, le rêve de retrouver un pays qu’ils ne peuvent s’empêcher de considérer comme le leur, intégralem­ent, même s’ils savent devoir se contenter d’une fraction. Tout en reconnaiss­ant que le partage avec Israël est la seule voie possible (et encore, dans le meilleur des cas), Darwich revendique donc le droit pour les Palestinie­ns, au moins dans leur vie intérieure, de ne pas se considérer comme étrangers sur des terres qui étaient celles de leurs ancêtres et où ils sont nés pour certains d’entre eux.

ÉLEVER LE DÉBAT

Position difficile à tenir, mais que le poème rend possible en refusant d’être un projet politique. Elle éclaire à sa façon la démarche des manifestan­ts de Gaza, du moins s’ils n’ont pas oublié la leçon de Darwich: non seulement briser le blocus qui les enserre, mais reconquéri­r symbolique­ment la Palestine historique, pas à pas, sans pour autant chasser l’«occupant». Le poème possède un autre privilège, celui d’élever le débat. Il permet l’expression des plus intimes aspiration­s qui, libérées de cette manière, se transforme­nt difficilem­ent en slogans de haine. Peut-être pour devenir à l’inverse la base d’une future compréhens­ion.

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