L’ÂME DES BAS-FONDS, SELON GRANGÉ
Sous un titre plutôt plat, «La terre des morts», le dernier roman de l’auteur des «Rivières pourpres» plonge dans la noirceur de pratiques corporelles brutales. L’écrivain prouve son talent, et sa modeste posture de conteur
Au début de son nouveau roman, Jean-Christophe Grangé plonge son lecteur dans un univers plutôt glauque. Ensuite aussi; mais l’immersion dans l’eau glacée est directe. Pourtant, à aucun moment, le romancier n’adopte la posture, rencontrée parfois dans le roman noir, de se situer à la fois au-dessus de son lecteur, et depuis le milieu qu’il dépeint. L’auteur des Rivières pourpres a l’honnêteté de garder l’humble, et profonde, position du conteur.
La terre des morts commence par un mystère hors-texte, pourquoi un titre aussi plat et convenu? On pourrait nommer ainsi presque tous les polars publiés depuis le début de l’année. Mais il est temps de passer outre la couverture, et découvrir, avant tout, l’histoire de Stéphane Corso, membre de la brigade criminelle parisienne.
En bataille avec son ex-femme pour la garde, au moins un peu, de son fils. En guerre avec luimême, jusqu’à se mêler à une opération de descente brutale dans une banlieue, un acte quasi suicidaire, rien que pour l’adrénaline, l’émoi, la sensation d’exister. Par ailleurs, il doit s’immerger dans des milieux qu’il déteste, comme le Squonk, club de strip et de sadomaso. Il hait d’autant plus ces pratiques que son épouse les pratique, et les réclamait.
Mais il y a une morte. Une jeune femme retrouvée ligotée, les bras durement croisés dans le dos, dans une posture qui aurait pu être inspirée, lui dit-on d’une pratique de bondage japonaise. Première piste. Il est aussi question de pornographie bien conventionnelle, et il faudra se balader entre deux plateaux de tournage aussi faméliques que priapiques.
Toutes les pistes mènent à un homme, hors-norme, à l’image de ces milieux interlopes. Un ancien taulard, devenu peintre à succès, modèle de réinsertion pour bobos, exemple de purgatoire artistiquement traversé pour une justice satisfaite. Corso est convaincu de sa culpabilité, contre les autres, à nouveau peutêtre, contre lui.
L’AFFRONTEMENT AVEC LE SUSPECT
La terre des morts repose en partie sur cet affrontement. Sur l’obstination de Corso à traquer les preuves, à remettre la culpabilité présumée du suspect sur la table, à y revenir s’il y a des détours. L’enquête va prendre des chemins plus éloignés, la Grande-Bretagne, même la Suisse, un peu.
Sans conteste, après douze romans, Jean-Christophe Grangé a du métier. Il est toujours plus orfèvre dans le ciselage de chapitres courts, souvent conclus par un mini-cliffhanger interne, pour mieux relancer son lecteur, dans une dynamique sursautante. Il sait aussi explorer un monde par ouvrage, comme une scabreuse fascination pour un Japon fictif et violent dans Kaïken, ou l’Afrique dans le diptyque Lontano et Congo
Requiem, qui traitait de sinistres versants du Gabon et de la Françafrique à travers les traumatismes qu’elle a engendrés.
PAS DE VOYEURISME
Avec Jean-Christophe Grangé, le fidèle n’utilise pas le thriller comme boussole pour balade exotique; l’étrangeté, ou la singularité, de l’environnement dépeint fait partie de l’intrigue de manière presque logique. L’objectif, chez Grangé, n’est pas vraiment de se livrer à un voyeurisme caché, voire clandestin. L’auteur explore ces sombres clubs à barres de métal et regards torves parce qu’une humanité s’y trouve, et s’y déchire. Corso lui-même a connu ces pulsions-là, il a dû les traverser. L’aident-elles à affronter l’adversité? C’est à prouver.
L’auteur du Concile de Pierre a donc cette honnêteté de celui qui aime construire ses entrelacs narratifs, sans pour autant prétendre déployer sur papier la carte exacte des malheurs, des vices et des vols d’âmes. Le suspense commande. Le monde de Jean-Christophe Grangé est réel, mais matière à sa fiction à la fois; cet écrivain n’enseigne rien, il emmène. Et ses fidèles ne se lassent pas de prendre, à sa suite, ces chemins-là.