Le Temps

L’ÂME DES BAS-FONDS, SELON GRANGÉ

- PAR NICOLAS DUFOUR @NicoDufour

Sous un titre plutôt plat, «La terre des morts», le dernier roman de l’auteur des «Rivières pourpres» plonge dans la noirceur de pratiques corporelle­s brutales. L’écrivain prouve son talent, et sa modeste posture de conteur

Au début de son nouveau roman, Jean-Christophe Grangé plonge son lecteur dans un univers plutôt glauque. Ensuite aussi; mais l’immersion dans l’eau glacée est directe. Pourtant, à aucun moment, le romancier n’adopte la posture, rencontrée parfois dans le roman noir, de se situer à la fois au-dessus de son lecteur, et depuis le milieu qu’il dépeint. L’auteur des Rivières pourpres a l’honnêteté de garder l’humble, et profonde, position du conteur.

La terre des morts commence par un mystère hors-texte, pourquoi un titre aussi plat et convenu? On pourrait nommer ainsi presque tous les polars publiés depuis le début de l’année. Mais il est temps de passer outre la couverture, et découvrir, avant tout, l’histoire de Stéphane Corso, membre de la brigade criminelle parisienne.

En bataille avec son ex-femme pour la garde, au moins un peu, de son fils. En guerre avec luimême, jusqu’à se mêler à une opération de descente brutale dans une banlieue, un acte quasi suicidaire, rien que pour l’adrénaline, l’émoi, la sensation d’exister. Par ailleurs, il doit s’immerger dans des milieux qu’il déteste, comme le Squonk, club de strip et de sadomaso. Il hait d’autant plus ces pratiques que son épouse les pratique, et les réclamait.

Mais il y a une morte. Une jeune femme retrouvée ligotée, les bras durement croisés dans le dos, dans une posture qui aurait pu être inspirée, lui dit-on d’une pratique de bondage japonaise. Première piste. Il est aussi question de pornograph­ie bien convention­nelle, et il faudra se balader entre deux plateaux de tournage aussi faméliques que priapiques.

Toutes les pistes mènent à un homme, hors-norme, à l’image de ces milieux interlopes. Un ancien taulard, devenu peintre à succès, modèle de réinsertio­n pour bobos, exemple de purgatoire artistique­ment traversé pour une justice satisfaite. Corso est convaincu de sa culpabilit­é, contre les autres, à nouveau peutêtre, contre lui.

L’AFFRONTEME­NT AVEC LE SUSPECT

La terre des morts repose en partie sur cet affronteme­nt. Sur l’obstinatio­n de Corso à traquer les preuves, à remettre la culpabilit­é présumée du suspect sur la table, à y revenir s’il y a des détours. L’enquête va prendre des chemins plus éloignés, la Grande-Bretagne, même la Suisse, un peu.

Sans conteste, après douze romans, Jean-Christophe Grangé a du métier. Il est toujours plus orfèvre dans le ciselage de chapitres courts, souvent conclus par un mini-cliffhange­r interne, pour mieux relancer son lecteur, dans une dynamique sursautant­e. Il sait aussi explorer un monde par ouvrage, comme une scabreuse fascinatio­n pour un Japon fictif et violent dans Kaïken, ou l’Afrique dans le diptyque Lontano et Congo

Requiem, qui traitait de sinistres versants du Gabon et de la Françafriq­ue à travers les traumatism­es qu’elle a engendrés.

PAS DE VOYEURISME

Avec Jean-Christophe Grangé, le fidèle n’utilise pas le thriller comme boussole pour balade exotique; l’étrangeté, ou la singularit­é, de l’environnem­ent dépeint fait partie de l’intrigue de manière presque logique. L’objectif, chez Grangé, n’est pas vraiment de se livrer à un voyeurisme caché, voire clandestin. L’auteur explore ces sombres clubs à barres de métal et regards torves parce qu’une humanité s’y trouve, et s’y déchire. Corso lui-même a connu ces pulsions-là, il a dû les traverser. L’aident-elles à affronter l’adversité? C’est à prouver.

L’auteur du Concile de Pierre a donc cette honnêteté de celui qui aime construire ses entrelacs narratifs, sans pour autant prétendre déployer sur papier la carte exacte des malheurs, des vices et des vols d’âmes. Le suspense commande. Le monde de Jean-Christophe Grangé est réel, mais matière à sa fiction à la fois; cet écrivain n’enseigne rien, il emmène. Et ses fidèles ne se lassent pas de prendre, à sa suite, ces chemins-là.

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(REUTERS/BOBBY YIP) Dans «La terre des morts», une victime est retrouvée ligotée les mains dans le dos, comme le sont les adeptes du bondage.
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Jean-Christophe Grangé
Titre | La terre des morts Editeur | Albin Michel Pages | 554
Genre | Roman Auteur | Jean-Christophe Grangé Titre | La terre des morts Editeur | Albin Michel Pages | 554

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