DU BRAHMS POUR UN BLUES AMOUREUX
Dans «Le bleu du lac», Jean Mattern déroule la mélodie obsédante du deuil d’un amour clandestin et bouleversant
Lorsqu’on ouvre Le bleu du lac, le dernier roman de Jean Mattern qui vient de paraître aux Editions Sabine Wespieser, on se retrouve sans le savoir dans le miroir d’un autre livre de l’auteur, Septembre, paru en 2015 chez Gallimard.
On y reconnaît en effet des protagonistes anciens. Sebastian, le personnage central de Septembre, apparaît ici au second plan tandis que Viviane, sa femme, sort de l’ombre où l’avait maintenue le récit de 2015. Elle est la voix principale de ce nouveau roman. Cet effet de miroir donne une résonance inattendue à ce petit livre, une profondeur insoupçonnée, même s’il n’est nul besoin d’avoir lu Septembre pour lire Le bleu du lac.
Le roman est en forme de monologue intérieur. Une foule de pensée se presse dans la tête de Viviane, le temps d’un trajet en métro. Le personnage quitte sa maison de Wimbledon, dans une robe noire inconfortable et qui la gratte désagréablement, pour se rendre à l’autre bout de Londres, par la Picadilly Line, dans une église où son amant, fraîchement décédé, doit être enterré. Dans la tête de Viviane les souvenirs se bousculent, un pan de sa vie bascule, des décisions se dessinent.
Viviane Craig est une femme secrète. Une pianiste célèbre mais qui a choisi le silence public depuis des années. «La Greta Garbo du piano», dit d’elle un critique amateur de formules. Elle est aussi une épouse et une mère qui a entretenu une liaison aussi clandestine que flamboyante, avec James Fletcher, ce critique musical, compositeur et boxeur, récemment disparu.
JOIES TRANSGRESSIVES
Ici, la musique et l’amour s’entrelacent. L’une et l’autre ont été pour Viviane l’occasion de révélations, de joies inconnues, transgressives, interdites, mieux vécues dans le secret qu’au grand jour. L’une et l’autre se répondent, James étant l’auditeur à la fois le plus ardent et le plus privilégié de Viviane.
A l’heure de sa mort, c’est encore la musique que l’amant requiert. Puisque Vivane s’en va à son enterrement pour jouer, encore une fois, une dernière fois, pour lui, elle qui n’apparaît plus en public depuis des années, l’Intermezzo
en si bémol de Brahms, un compositeur que James Fletcher jugeait si «sexy».
Mais plus le métro l’emporte vers la cérémonie, plus Viviane se décompose: «Ma mémoire seraitelle déjà en train de distiller les moments les plus riches de tout ce temps passé ensemble, comme on extrait la quintessence d’une plante en prélevant son huile, oh, que je déteste le travail du temps et la lente transformation de nos souvenirs qu’il accomplit, rien n’est faux, mais rien n’est vraiment juste non plus quand on se souvient, on trie, on élimine, on retient ce qu’on veut…»
LÉGÈRETÉ ET INTENSITÉ
Doutes, chagrin, retour sur soi, apitoiement, regrets, le deuil de Viviane déverse ses mots, ses phrases, ses obsessions jusqu’à en étourdir le lecteur, noyé parfois par un texte qui ressasse les mêmes thèmes jusqu’à la lie. Et pourtant, dans cette marée du discours, des îles apparaissent: c’est, par exemple, la description splendide et charnelle du corps joyeux et puissant de l’amant; l’instant du premier concert qui consacra Viviane, et sa vie nourrie par «ce mélange de légèreté et d’intensité, et surtout cette liberté» que James incarnait pour elle.
Au terme du voyage urbain de Viviane, après ce parcours sinueux de deuil intérieur, Jean Mattern invente une fin déroutante et belle. Une fin ouverte, pleine d’espoir qui dit que l’amour le plus fou n’est pas seulement là où on l’attend. Une fin qui mènera peut-être le lecteur, malgré les quelques longueurs du Bleu du lac, à plonger dans
Septembre pour éclairer différemment ces personnages attachants.