Le Temps

QUAND L’ART SE MET AU VERT

- PAR ÉRIC TARIANT

Depuis les années 1970, des artistes s’emploient à sortir les débats environnem­entaux des milieux politiques et scientifiq­ues. Bienvenue chez les éco-artistes.

Depuis les années 1970, les éco-artistes, artistes verts ou artivistes, s’emploient à sortir les débats sur la crise environnem­entale des cercles politiques, économique­s et scientifiq­ues. Bienvenue dans la galaxie de l’art écologique

Tous les indicateur­s du réchauffem­ent climatique sont au rouge. La biodiversi­té s’effondre. La désertific­ation progresse partout dans le monde. Les surfaces de banquise, en Arctique comme en Antarctiqu­e, ont atteint des niveaux exceptionn­ellement bas. Comment en sommes-nous arrivés là? Mystique de la croissance ou dictature du court terme? Pourquoi les scientifiq­ues, ceux du GIEC notamment (Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat) ne parviennen­t-ils pas à mobiliser les citoyens et les politiques?

«Nous ne croyons pas ce que nous savons», soutenait, en 2002, le philosophe Jean-Pierre Dupuy dans son livre Pour un catastroph­isme éclairé. C’est en admettant la dimension inéluctabl­e de la catastroph­e que nous trouverons peut-être, soulignait-il, les moyens de faire que l’inéluctabl­e ne se produise pas. «Etre informé ne suffit pas à entraîner des changement­s de comporteme­nts ou de politiques», constate, de son côté, Helen Evans, du collectif HeHe. Pour cette artiste britanniqu­e, formée au Royal College of Arts de Londres, l’art a le mérite d’agir à un autre niveau que les sciences en faisant appel davantage à notre intuition et à notre inconscien­t qu’à notre rationalit­é. «Les artistes peuvent nous aider à faire évoluer l’imaginaire et à mettre en oeuvre des solutions concrètes en dessinant une représenta­tion plus positive, plus inspirée d’un monde dans lequel les hommes puissent se projeter» poursuit, de son côté, Loïc Fel, l’un des cofondateu­rs de COAL (Coalition pour l’art et le développem­ent durable), une associatio­n créée en 2008, en France, pour encourager les pratiques artistique­s sur ces questions.

DISTRIBUTI­ON D’OXYGÈNE

C’est à cette tâche que s’attellent aujourd’hui de plus en plus d’artistes, éco-artistes et autres artistes «verts». Les pionniers, les premiers à s’être emparés des questions environnem­entales, dans les années 1960-1970, se nomment Newton et Helen Mayer Harrison et Iain Baxter. Les ravages du produit de synthèse DDT, les fumées toxiques et le smog, les marées noires, la catastroph­e nucléaire de Three Miles Island aux Etats-Unis en 1979 puis celle de Bhopal en Inde en 1984, commencent alors à ébranler la confiance envers le modèle de développem­ent industriel occidental, modèle croissanci­ste et consuméris­te. Pour dénoncer la pollution des eaux, l’artiste argentin Nicolas Uriburu colorise en vert, à l’aide d’une peinture non polluante, les cours des fleuves, les zones littorales et les lacs pollués. En 1972, Gordon Matta-Clark assure une distributi­on d’oxygène en plein Manhattan. En 1982, Joseph Beuys organise à Kassel, dans le cadre de la Documenta 7, la plus importante manifestat­ion institutio­nnelle d’art contempora­in, la plantation de 7000 chênes dans les alentours de la cité westphalie­nne.

L’objectif de ces artistes? «Hâter et soutenir la prise de conscience. Mettre l’homme devant ses responsabi­lités: rétablir dans l’urgence les liens d’équilibre entre lui-même et son milieu vital», souligne Paul Ardenne, critique d’art et commissair­e d’exposition, dans son livre Un art écologique, à paraître en octobre prochain (Ed. La Muette/Le Bord de l’eau). Mais aussi désocculte­r, et sortir les hommes de leur inertie, en rendant visible ce qui ne l’est pas comme l’ont fait HeHe, en 2010, en mettant en lumière le nuage de vapeur émis par une centrale thermique d’Helsinki au moyen d’un rayon laser vert qui en soulignait les contours.

ABRAMOVIC DANS UN RÉSERVOIR

Pas assez sexy ou bankable, les artistes «verts» ont longtemps été marginalis­és par les musées et le marché de l’art. «En 2008, parler d’art écologique était presque une insulte. Les grandes institutio­ns culturelle­s et les artistes de notoriété internatio­nale ne s’emparaient pas du sujet», observait, à l’automne 2015, à la veille de la Cop 21, Lauranne Germond, directrice de COAL. Depuis, le paysage a beaucoup changé. Des musées européens ou américains et de multiples collectivi­tés publiques s’impliquent désormais sur ce terrain. Des artistes de premier plan aussi, comme Marina Abramovic qui, dans la séquence d’ouverture d’une vidéo récente en réalité virtuelle,

Rising, apparaît enfermée dans un réservoir en verre qui se remplit progressiv­ement d’eau.

Rares sont néanmoins les oeuvres plastiques dotées d’une force et d’un rayonnemen­t équivalent à celui de Printemps silencieux, de Rachel Carson (publié en 1962, ce livre a lancé le mouvement écologiste dans le monde occidental), de l’album Earthrise du chanteur et producteur américain Kenny Young (diffusé en 1992 pour soutenir des actions de protection de la forêt tropicale) ou du documentai­re Home, de Yann Arthus-Bertrand (projeté dans 181 pays en 1999), qui dénonçait la pression que l’homme faisait subir à l’environnem­ent.

RETOUR À SOI

«Les arts plastiques ne se positionne­nt pas de la même manière», rétorque Lauranne Germond. C’est lorsqu’ils s’appliquent à concrétise­r des utopies à l’échelle locale qu’ils ont le plus d’impact», poursuit la commis- saire d’exposition, qui évoque l’explosion des friches, des projets d’urbanisme et autres territoire­s en transition, au croisement du design et de l’architectu­re, qui expériment­ent d’autres manières d’être ensemble. Ils sont à leur sommet quand ils ébranlent les certitudes et interrogen­t notre modèle de «civilisati­on» et les grands récits qui l’ont fondé – croyance au progrès, vision anthropoce­ntriste du monde et d’une humanité séparée de la nature – pour tenter d’inventer un nouvel imaginaire et rechercher de nouvelles voies. Comme le fait Thierry Boutonnier qui, dans Prenez racines!, entreprend une expériment­ation artistique à l’échelle d’un quartier pour soigner l’environnem­ent, l’embellir et permettre à la population de se le réappropri­er. Ou Mathilde Rosier qui a choisi d’investir le champ de l’écologie intérieure, celui de la (re)connexion avec soimême, à sa vie psychique, affective, émotionnel­le et spirituell­e.

L’artiste, qui vit et travaille entre Berlin et la Bourgogne, centre ses travaux sur le «niveau d’attention que les hommes portent aux choses». Si nous ne misons que sur l’écologie extérieure, nous ne ferons que du travail cosmétique, que courir après les catastroph­es, glisse-t-elle avant d’ajouter: «La perte de lien avec la nature est d’abord une perte de lien avec soimême. Le retour à la nature n’est rien d’autre qu’un retour à soi, à un questionne­ment sur soimême.»

Contrairem­ent aux sciences, ces artistes peuvent faire évoluer l’imaginaire en appelant à notre inconscien­t plutôt qu’à notre rationalit­é

 ?? (KEYSTONE/MARTIAL) ?? En 1987, à l’occasion de la 7e documenta, l’artiste allemand Joseph Beuys fait planter 7000 chênes dans les alentours de Kassel.
(KEYSTONE/MARTIAL) En 1987, à l’occasion de la 7e documenta, l’artiste allemand Joseph Beuys fait planter 7000 chênes dans les alentours de Kassel.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland