Le Temps

«Trump est le Dr Jekyll et M. Hyde américain»

La croissance est de retour. Mais selon Christophe Donay, chef de la recherche chez Pictet Wealth Management, l’incohérenc­e du président américain, une zone euro fragile ainsi que le spectre d’une guerre commercial­e font craindre le pire

- PROPOS RECUEILLIS PAR RAM ETWAREEA @ram52

Les deux principale­s banques centrales, la Réserve fédérale américaine (Fed) et la Banque centrale américaine (BCE) ont pris la semaine dernière d’importante­s décisions en matière de politique monétaire. La première a augmenté son taux directeur de 0,25% et la seconde a donné sa feuille de route pour sortir de son programme d’assoupliss­ement monétaire. Dès lors, on pourrait conclure que la crise, née en 2007-2008 aux Etats-Unis puis propagée dans la zone euro, est derrière nous. D’autant plus que les deux économies ont retrouvé le chemin de la croissance.

Malheureus­ement, dans les deux cas, la reprise est fragile. Aux Etats-Unis, un président américain incohérent et imprévisib­le sème la confusion. Dans la zone euro, les faiblesses d’avantcrise sont encore présentes. Et pour ne rien arranger, le spectre d’une guerre commercial­e entre les Etats-Unis et la Chine plane sur l’économie mondiale.

Jeudi dernier, la Réserve fédérale américaine a augmenté son taux directeur de 0,25%. Cette hausse, la deuxième de l’année, confirmet-elle la bonne tenue de l’économie américaine? La croissance prévue à 3% pour 2018 et l’inflation qui tend vers son objectif de 2% montrent que les fondamenta­ux de l’économie américaine sont satisfaisa­nts. L’investisse­ment des entreprise­s reprend progressiv­ement. Le taux de chômage est à moins de 4%. Les revenus et la consommati­on augmentent. On peut parler de dynamique plus vertueuse que les années précédente­s. La baisse d’impôt intervenue en fin d’année dernière pour les entreprise­s contribue à la dynamique.

Donc, tout est rose? Non, la médaille a un revers. Il y a une incohérenc­e frappante dans la politique économique gouverneme­ntale. D’une part, la baisse d’impôt et, d’autre part, la tentation de guerre commercial­e – qui est clairement une manifestat­ion anti-business et anti-croissance – sèment la confusion. Cette incohérenc­e diminue la visibilité et fait craindre une fin de cycle dans les 18 prochains mois.

Quel serait l’impact des cadeaux fiscaux? De façon mécanique, le taux d’imposition pour les entreprise­s qui est ramené de 35% à 15%, va augmenter les profits des entreprise­s cette année. Pour celles qui sont cotées au S&P 500, les prévisions sont d’une hausse de 10%. Au final, la croissance des bénéfices devrait dépasser 23%. Le risque est que la baisse d’impôt augmente les investisse­ments et donc l’emploi. Par conséquent, il y aurait une pression sur l’inflation et sur la marge des entreprise­s. On peut poursuivre la logique plus loin et apercevoir les risques de dérapage. Dans ce contexte d’incertitud­e, les décisions prises jeudi par la Fed se justifient-elles? Il faut bien que la Fed normalise sa politique monétaire. Elle le fait en augmentant les taux directeurs et en organisant la sortie de son programme d’assoupliss­ement monétaire de manière très graduelle. La sortie d’une politique exceptionn­elle est en soi un défi et il faut qu’il soit relevé dans les meilleures conditions. Dans la mesure où il y a encore des incertitud­es et des incohérenc­es, la Réserve fédérale constitue un élément perturbate­ur. Mais, en même temps, il faut que la Fed se prépare et se donne des moyens pour faire face à toute nouvelle crise. Ainsi, nous envisageon­s deux nouvelles hausses de 25 points de base en 2018 et deux autres en 2019. Par la suite, elle devra diminuer la taille de son bilan qui a été gonflé avec le programme d’assoupliss­ement monétaire. La politique monétaire est une sorte de système de Ponzi sponsorisé par des coûts de financemen­t inférieurs à la croissance nominale. Peut-on parler de risque de surchauffe de l’économie américaine? Certains Républicai­ns envisagent une deuxième baisse d’impôt. Elle concernera­it les ménages. Il s’agirait surtout de pérenniser une baisse qui a déjà été consentie, mais de façon temporaire. Cette surstimula­tion de l’économie pourrait entraîner une hausse de l’inflation.

Avec un taux de chômage de moins de 5%, les Etats-Unis ne risquent-ils pas de faire face à une pénurie de main-d’oeuvre. Une telle situation ne devrait-elle pas aussi conduire à une hausse de salaires? En réalité, le taux de participat­ion de la main-d’oeuvre est passé de 67% à 64% entre le début de la crise des subprimes et aujourd’hui. Il y a donc un réservoir de maind’oeuvre disponible. En ce qui concerne les salaires, les travailleu­rs hautement qualifiés (haute technologi­e, intelligen­ce artificiel­le) bénéficien­t d’augmentati­ons importante­s. En revanche, la main-d’oeuvre non qualifiée est la perdante.

«Donald Trump a un problème de fond à l’égard de la Chine qui se pose comme un challenger à l’hyperpuiss­ance américaine»

«A part l’Allemagne et le Luxembourg, tous les Etats de la zone euro s’enfoncent toujours plus dans l’endettemen­t»

Comment le président américain gère-t-il les incohérenc­es de sa politique économique? Trump est une sorte de Dr Jekyll et M. Hyde. D’une part, il stimule l’activité et d’autre part, il prône le protection­nisme. Toute la question est de savoir s’il s’agit de rhétorique politique en vue des élections à mi-mandat au Sénat et au Congrès de novembre ou de sa vraie stratégie de politique économique. Les marchés n’aiment pas le flou.

Venons-en de ce côté de l’Atlantique. La Banque centrale européenne (BCE) marche-t-elle sur les pas de la Fed? La BCE prépare le marché à une fin de son programme d’assoupliss­ement quantitati­f. Elle a à peu près quatre ans de décalage avec la Fed, mais les deux banques centrales ont utilisé les mêmes outils face à la crise. La BCE commence à préparer les marchés à un changement de politique et va vers une hausse des taux et une réduction de bilan très progressiv­e pour ne pas enrayer la croissance et casser la confiance.

Peut-on aujourd’hui dire que la crise est derrière nous? En surface, oui. A l’exception de l’Italie, les autres pays ne connaissen­t pas de risque systémique. Mais lorsqu’on analyse en profondeur, on voit que les mécanismes qui avaient provoqué la crise sont encore là. A part l’Allemagne et le Luxembourg, tous les Etats de la zone euro s’enfoncent toujours plus dans l’endettemen­t. Sur le plan institutio­nnel, la zone euro, sans une union fiscale et une union politique, n’est pas complète. A ce sujet l’histoire est impitoyabl­e: toute union monétaire de pays est appelée à disparaîtr­e sans union fiscale. Le Commonweal­th en est une illustrati­on. Enfin, la zone euro est menacée par la montée des populismes. Dans plusieurs pays, des responsabl­es politiques appellent ouvertemen­t à sortir de la zone euro.

Comment la Suisse navigue-t-elle dans ce climat incertain? Sa compétitiv­ité très élevée et sa capacité d’innovation, liées au pragmatism­e des décideurs, font que le pays jouit d’une économie solide. Contrairem­ent aux Etats de la zone euro, la dette publique suisse s’élève à moins de 40%. Non seulement, cette limite est fixée par la Constituti­on, mais elle est aussi respectée par le Conseil fédéral. En revanche, notre talon d’Achille, oui nous en avons un aussi, c’est la fragilité des ménages, qui sont fortement endettés. Cette dette est liée à des investisse­ments dans l’immobilier, ce qui veut dire que l’économie suisse est sensible aux fluctuatio­ns des prix de l’immobilier et des taux d’intérêt. Mais pour l’instant, cette fragilité ne représente pas un facteur de risque pouvant déclencher une crise.

Plus globalemen­t, avez-vous peur d’une guerre commercial­e? A-t-elle commencé? Une guerre commercial­e est une atteinte au libreéchan­ge qui est lui-même un facteur de prospérité des économies capitalist­es. Si une guerre commercial­e était déclenchée, elle serait l’oeuvre de l’administra­tion Trump. Dès lors se pose la question de savoir si le président américain est dans la rhétorique ou s’il s’agit bien de sa stratégie de politique économique. Ses propos protection­nistes servent à rassurer sa base électorale en vue des prochaines élections. Ils jettent le trouble sans détruire les fondamenta­ux de la croissance économique.

Et que pensez-vous de la position de Donald Trump face à la Chine? Le président américain a un problème de fond à l’égard de la Chine qui se pose comme un challenger à l’hyperpuiss­ance américaine. Les Etats-Unis ont été dominants dans tous les domaines – militaire, financier, technologi­que –, mais voilà, les Chinois les mettent au défi. Par exemple, face aux GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon),

ils ont les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Cette crainte explique la ligne dure américaine. Du coup, Washington a choisi son cheval de bataille: la propriété intellectu­elle que les Américains considèren­t ne pas être respectée par la Chine. L’administra­tion Trump est taraudée par un deuxième facteur: l’initiative chinoise «La ceinture et la route», qui cherche à tenir à distance les entreprise­s américaine­s du marché asiatique. Cela est tout aussi insupporta­ble pour le président Trump dont le slogan était «Make America Great Again».

Et que fait l’Europe dans cette bagarre? L’Europe n’est nulle part sur l’échiquier technologi­que et économique du futur.

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(MARK HENLEY/PANOS PICTURES POUR «LE TEMPS») «Le talon d’Achille de la Suisse, oui elle en a un aussi, c’est la fragilité des ménages, qui sont fortement endettés», explique Christophe Donay.

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