Le Temps

Big Brother retraduit (et trahi?)

- CATHERINE FRAMMERY @cframmery

Une toute nouvelle traduction de «1984» suscite la polémique. Et pose la question de la «modernisat­ion» d’un roman devenu monument aux yeux de nombreux lecteurs

Big Brother, le novlangue, le Ministère de la vérité: les inventions terrifiant­es d’Orwell en 1948 sont convoquées à tour de bras à notre époque de surveillan­ce généralisé­e, où les fulgurance­s anticipatr­ices du romancier américain sont même devenues la réalité de nos vies quotidienn­es selon certains. 1984 a vu ses ventes exploser aux Etats-Unis après l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et ses faits alternatif­s, et c’est devenu un repère collectif, sur lequel chacun peut avoir une opinion. Pas étonnant, donc, si la nouvelle traduction publiée par Gallimard suscite de très nombreux commentair­es, d’autant que le roman a beaucoup changé depuis sa première traduction en français de 1950.

La modernité radicale du présent

D’après l’éditeur, cette nouvelle traduction doit permettre de «restituer la terreur dans toute son immédiatet­é mais aussi les tonalités nostalgiqu­es et les échappées lyriques d’une oeuvre brutale et subtile, équivoque et génialemen­t manipulatr­ice». «Une nouvelle traduction plus fidèle et un peu moins édulcorée que l’ancienne […] casse la baraque et modernise le texte!» s’enthousias­me le chroniqueu­r Etienne Liebig sur Twitter.

Une de ses nouveautés radicales est de faire passer tout le texte du passé simple au présent. «En anglais, le prétérit exprime toute forme de récit – familier, oral, épique. C’est un temps qui n’est ni soutenu ni relâché, et toujours très spontané, contrairem­ent au passé simple. Au bout d’une trentaine de pages, il m’est apparu que seul le présent de narration pouvait traduire cette urgence», se justifie dans un entretien passionnan­t au Monde la traductric­e Josée Kamoun, également traductric­e de Philip Roth et de Jonathan Coe. Qui précise, au micro de France Culture: «Le passé simple en français a toujours une certaine raideur.»

Le Monde a eu l’excellente idée de mettre en regard l’ancienne et la nouvelle traduction: «Instantané­ment son visage devint écarlate et des larmes lui sortirent des yeux. Le breuvage était comme de l’acide nitrique et on avait l’impression d’être frappé à la nuque par une trique en caoutchouc.» devient ainsi: «Aussitôt son visage s’empourpre et ses yeux larmoient. De la nitroglycé­rine, cette gnôle, un coup de trique sur la nuque.» Quelle puissance! «Les phrases gagnent un rythme, les personnage­s prennent vie et voix, les corps et les décors sont là», se réjouit Jean-Jacques Rosat sur le site littéraire En attendant Nadeau.

Et pourtant. «Le changement de temps du récit ampute l’oeuvre de la valeur de ses temps», proteste @KyleBarrec­h sur Twitter. «L’imparfait, le passé composé, le plusque-parfait étaient aussi utilisés dans la traduction précédente. Plusieurs temps qui expriment des nuances contre un seul temps, le présent, qui aplanit et appauvrit», se plaint aussi All_zebest sur le site spécialisé ActuaLitté.

Langue ou anti-langue?

Autre grand point de friction: la traduction de concepts clés chez Orwell, à commencer par celui du novlangue, le newspeak, traduit par «néoparler» par Josée Kamoun, ce formatage sémantique qui a pour but d’empêcher les gens de penser en les privant de vocabulair­e. «S’il avait voulu écrire «novlangue», il aurait écrit «newlanguag­e». Or ça n’est pas une langue, c’est une anti-langue. Comme si on introduisa­it un virus dans le logiciel de la langue pour qu’il la détruise. Je suis convaincue que l’expression «novlangue» va rester dans la conversati­on, mais pour traduire le terme qu’Orwell a choisi, newspeak, c’est «néoparler», persiste la traductric­e sur France Culture.

Pas d’accord, proteste En attendant Nadeau. «Fabriqué de toutes pièces par des experts sur ordre du Parti, le newspeak est la quintessen­ce de la langue de bois. C’est bien une langue, avec un vocabulair­e, des règles de grammaire et un dictionnai­re. Il est, dit le roman, «la langue officielle de l’Océanie», même si c’est «la seule langue au monde dont le vocabulair­e rétrécit chaque année». «[Le mot novlangue] existe depuis près de soixante-dix ans et est passé dans le langage courant», regrette aussi le blogueur Jean-Noël Lafargue.

Autres innovation­s qui font frémir les puristes: la Police de la Pensée devient Mentopolic­e – de mens, l’esprit, mais cela fait penser à «mensonge» et dénature «Thought Police». «Un échec flagrant», selon En attendant Nadeau. Le You est désormais traduit par le Tu, note aussi Le Devoir canadien. «Dans la traduction de Josée Kamoun, les membres du Parti ne se vouvoient plus mais se tutoient, comme il était de mise entre camarades communiste­s à l’époque. Et Big Brother interpelle maintenant les citoyens d’Océanie à la deuxième personne du singulier. «Tu as beaucoup plus peur s’il TE regarde que s’il VOUS regarde», écrit le quotidien…

Les chroniqueu­rs du Masque et la Plume sur France Inter se sont écharpés sur la nouvelle traduction dimanche soir. Dans un an, les droits du livre tomberont dans le domaine public, et c’est pour cette raison que Gallimard propose une nouvelle traduction. Pour cet esprit chagrin du blog ActuaLitté, «ce mouvement de retraducti­on va en fait dans le sens [du] novlangue de 1984, c’est-à-dire une langue (ici le français) qui se simplifie et perd des temps tous les ans, et dont le dictionnai­re perd des mots à chaque nouvelle édition». Les autres se réjouiront d’un texte devenu d’un coup bien plus accessible aux nouvelles génération­s.

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