Le Temps

Faut-il vraiment être «cool» au bureau?

TRAVAIL Un chef qui veut jouer au ping-pong est-il plus enviable qu’un N+1 grincheux consignant sur Excel chaque retard de ses sbires? Pas sûr. Quand l’entreprise érige la bonne humeur en obligation, les larmes et la souffrance affleurent

- JULIE RAMBAL @julie_rambal)

TRAVAIL Apéros improvisés, séminaires de team building… La vie au bureau peut quelquefoi­s ressembler à une longue série de divertisse­ments. Mais est-ce bon pour l’employé? Rien n’est moins sûr. Enquête.

Son patron les avait déjà embarqués pour trois jours mêlant quad et open bar en Tunisie. Joséphine* en était revenue exsangue, avec le souvenir déstabilis­ant de son employeur en train de mimer l’éléphant sous les stroboscop­es. Alors, quand celui-ci a annoncé le prochain séminaire à Ibiza, cette assistante de direction a décliné. Plus l’énergie de faire un énième concours de tequila entre collègues. «Dès l’entretien d’embauche, le boss m’a prévenue: ici, on boit. Au début, j’ai adoré l’ambiance, la musique à fond, les apéros improvisés. Et puis j’ai eu des problèmes familiaux m’obligeant à partir tôt: j’ai été alors placardisé­e, puis virée. Sans regret. A la fin, j’avais l’impression de gérer une bande de gamins irresponsa­bles.»

Si l’expérience de Joséphine dans cette start-up du luxe est un cas extrême, elle reste symptomati­que d’une révolution silencieus­e à l’oeuvre dans l’open space: nos bureaux ressemblen­t de plus en plus à un «goûter d’anniversai­re géant», comme l’observe Nicolas Santolaria dans Le syndrome de la chouquette, ou la tyrannie sucrée de la vie de bureau.

A la lecture de cet inventaire savoureux des nouvelles mythologie­s profession­nelles, un constat, impitoyabl­e: le «prolétaria­t moderne» serait trop occupé à faire des parties de ping-pong, brainstorm­er affalé dans des canapés mous, et à se réapprovis­ionner au distribute­ur de bonbons, pour penser lutte des classes et améliorati­on des conditions de travail. «Si l’entreprise nous tient effectivem­ent captifs, poursuit l’auteur, elle le fait aujourd’hui d’une façon renouvelée, masquant de plus en plus habilement son caractère carcéral et répressif. La liberté, l’autonomie, l’épanouisse­ment sont devenus les nouveaux leviers paradoxaux de cet asservisse­ment ludique.»

L’auteur érige la chouquette, une viennoiser­ie française constellée de gros morceaux de sucre réconforta­nts, en symbole de l’impossible rébellion. Comment se plaindre frontaleme­nt d’un salaire en berne quand le patron apporte un sachet de pâtisserie­s, publie des émojis «hah» sous les profils Facebook de ses subalterne­s et s’habille comme un adolescent attardé pour mieux se fondre dans la masse salariale? Et si ce management moderne et «à la cool» était au final bien plus vicieux que l’ancien?

Le bonheur comme injonction

Dans le vieux monde, l’entreprise baignait dans le mythe de la rationalit­é, et pratiquait la distance affective. Désormais, sous couvert d’horizontal­ité et de «patron-pote», de nouvelles formes de domination apparaisse­nt, d’autant plus efficaces qu’elles ne se présentent pas comme telles, confirme la sociologue Aurélie Jeantet, qui publie Les émotions au travail (CNRS Editions). Elle poursuit: «Le travailleu­r finit par intérioris­er les logiques productivi­stes. Il est prêt à mettre sa santé en jeu pour atteindre les objectifs, parce qu’on lui répète qu’on est tous dans le même bateau. Pourtant c’est faux, les antagonism­es restent les mêmes…»

Impulsée par les start-up, cette philosophi­e de la «coolitude» a désormais ses gourous: les Chief Happiness Officers – plusieurs milliers sur LinkedIn –, néo-responsabl­es de la joie de vivre dans l’entreprise, jamais à court d’idées disruptive­s pour transforme­r l’open space en une fête permanente.

Le bonheur est cependant une chose fragile: en 2016, l’entreprise française MinuteBuzz, spécialisé­e dans la production de vidéos virales, s’autoprocla­mait «start-up la plus heureuse du monde». Son fondateur prêchait «le bonheur et la passion», grâce à des «questionna­ires de bienveilla­nce» distribués aux employés pour mieux s’aimer les uns les autres, des projets «autogérés» inspirés du modèle de l'«entreprise libérée», et avec des salariés tirés au sort pour aller déjeuner ensemble. En janvier, le magazine Society montrait dans une enquête acide l’envers de cet «univers happytoyab­le»: un patron égocentriq­ue flirtant avec le harcèlemen­t.

La frontière abolie avec la vie privée

Au-delà de la simple chouquette, Nicolas Santolaria épingle aussi plusieurs autres nouvelles lubies du monde du travail. Comme le «free sitting» permettant aux employés de changer de bureau chaque matin, afin d’avoir le sentiment de se réinventer quotidienn­ement. Sauf qu’en l’absence de fauteuils à roulettes pour chacun, ce système favorise surtout le pointage aux aurores.

Parfois, le salarié est invité à fixer lui-même son salaire, ou le nombre de ses congés, comme chez Netflix. Un modèle «buffet à volonté» digne d’un village de vacances, masquant en réalité un outil de contrôle efficace. «On finit, note l’auteur, par se demander si on mérite autant de vacances, et chacun devient son meilleur contremaît­re.»

Selon les spécialist­es, un salarié heureux augmentera­it la productivi­té de 12 à 15%. Mais le bonheur dépend-il d’une animation hot-dog à la cantine ou d’un salaire et d’horaires décents? «Dans cette ambiance cool, on évite souvent de regarder comment le travail s’effectue réellement, confirme Aurélie Jeantet. La confusion entre vie privée et vie profession­nelle y est souvent totale. Tout comme le jeune parent et le senior sont stigmatisé­s, parce qu’ils n’ont pas le temps ou l’énergie de s’éterniser à l’apéro. Ce management suscite aussi des déceptions plus fortes puisqu’on met plus de temps à se rendre compte que sa situation reste précaire.»

On ne licencie plus, on libère

Voici donc le vrai pouvoir de cette bonne humeur impérative: plus le droit de râler dans un open space transformé en boum. Les réfractair­es peuvent vite se faire indiquer la porte. Plus précisémen­t: le patron ne les vire plus, mais «libère». «Là où le licencieme­nt s’abat sur vous de manière unilatéral­e tel un implacable couperet, la «libération» vous invite au contraire à devenir proactif dans le processus exotique consistant à aller voir ailleurs», ironise Nicolas Santolaria. Le fondateur de la start-up américaine Udacity, dédiée aux formations en ligne, parle même de «Projet Liberté». Soit le chômage, mais en plus «cool».

▅ * Nom connu de la rédaction.

«Dès l’entretien d’embauche, le boss m’a prévenue: ici, on boit. A la fin, j’avais l’impression de gérer une bande de gamins irresponsa­bles» UNE ANCIENNE EMPLOYÉE DE START-UP

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(GIROSCOPE POUR LE TEMPS)

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