Le Temps

Ivan Rakitic: «Il faut profiter du football»

Le meneur de jeu de la Croatie, né et formé en Suisse, affronte jeudi soir l’Argentine de Lionel Messi, son partenaire au FC Barcelone. Avec une conception très espagnole de la pression des grands matches et du football

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENT FAVRE, BARCELONE @LaurentFav­re

A la Coupe du monde, 82 joueurs représente­nt un autre pays que celui où ils sont nés. Ainsi, 29 sélectionn­és, principale­ment marocains, sénégalais et tunisiens, auraient pu porter le maillot de l’équipe de France. La Suisse n’est pas la plus à plaindre: huit de ses 23 joueurs auraient pu prétendre à une autre sélection, alors que seulement trois double-nationaux ont choisi le camp d’en face: Milos Veljkovic et Aleksandar Prijovic, qui joueront avec la Serbie contre la Suisse le 22 juin, et bien sûr Ivan Rakitic.

En 2007, le natif de Rheinfelde­n a fait le choix de la Croatie, après avoir joué jusqu’en M21 pour la Suisse. Une décision difficile, qui fut d’abord durement commentée en Suisse. Le temps des regrets a vécu et, aujourd’hui, le football suisse ne peut que se féliciter d’avoir contribué à l’éclosion de cet exceptionn­el talent, titulaire depuis trois ans dans l’une des meilleures équipes du monde, le FC Barcelone, où il a succédé à Xavi avec une aisance déconcerta­nte. Parfaiteme­nt adapté à la vie et au football espagnol, Ivan Rakitic a reçu Le Temps début mai à la Ciutat Esportiva du Barça pour parler de ses trois pays d’élection, d’éducation et de corazon: la Croatie, la Suisse et l’Espagne. «Commencez par celui que vous voulez», annonce-t-il.

Que manque-t-il à la Croatie pour signer un exploit dans une grande phase finale? Apparemmen­t pas mal de choses puisque depuis des années nous sommes présents sans parvenir à passer le cap¹. Cela va mieux désormais, le groupe est le même depuis quelque temps déjà et nous entrons tous dans nos meilleures années. On se connaît bien, tout le monde joue dans des grands clubs et c’est le moment de réaliser quelque chose d’important tous ensemble.

Peut-être vous manque-t-il un peu de chance au tirage au sort. Argentine, Islande et Nigeria: vous n’avez une fois de plus pas été gâtés². Bon, c’est ainsi, on ne peut pas choisir. Quand on va à une Coupe du monde, on doit s’attendre à rencontrer les meilleurs. En 2014, cela nous a permis de jouer le match d’ouverture contre le Brésil. C’était une grande fête et les yeux du monde étaient braqués sur la Croatie. Malgré la défaite [3-1], ça reste un bon souvenir.

Craignez-vous de retrouver Lionel Messi? Jouer en club et jouer en sélection sont deux choses différente­s. Au Barça, Messi est le meilleur joueur du monde. Dans une autre équipe, il est «super bon» mais il n’est pas aussi dominant parce qu’il n’a pas la même connexion avec ses partenaire­s que celle qu’il a développée en ayant grandi avec Iniesta et Xavi. Une équipe nationale est faite de bons joueurs qui viennent de clubs différents avec des cultures et des tactiques différente­s. Il n’est pas toujours facile de faire jouer tout le monde ensemble.

Etes-vous de ceux qui apprécient ce que fait l’équipe d’Islande, votre adversaire du troisième match? Moi je dis «chapeau». Ils ne sont pas là par hasard, après avoir déjà brillé à l’Euro. Nous avons vu lors des qualificat­ions [l’Islande a terminé devant la Croatie dans le groupe I] combien il est compliqué de jouer contre eux. Personne ne leur a rien offert, ils ont travaillé dur, ils ont fait les choses justes et ils méritent ce qui leur arrive. Je pense qu’ils sont un exemple pour toutes les sélections: ils montrent que tout est possible avec du coeur et de l’intelligen­ce.

Comme la Croatie, l’équipe de Suisse essaie de franchir enfin un cap. Comment regardez-vous cela? Eux aussi ont un très bon mélange entre jeunesse et expérience, avec des joueurs qui sont ensemble depuis longtemps. La Suisse est tombée dans un groupe difficile, mais c’est le Mondial.

Est-ce encore un problème pour vous de parler de la Suisse? Non, pas du tout. Je sais d’où je viens. J’ai grandi en Suisse, j’ai été fier de jouer pour la Suisse dans les sélections de jeunes et je suis toujours avec beaucoup d’intérêt ce qui se passe en Suisse.

Je suis très heureux quand un sportif suisse a du succès, plus encore quand c’est l’équipe nationale où j’ai encore de très bons amis. Je regarde les matches sur internet, je suis le FC Bâle sur les réseaux sociaux. Une partie de moi est toujours suisse. J’ai toujours dit que je m’étais déterminé en faveur de la Croatie et non contre la Suisse. Lorsque j’ai pris ma décision, j’ai d’abord téléphoné à Köbi Kuhn, par respect pour les gens de l’ASF. Ensuite j’ai appelé Slaven Bilic.

Vous aviez 19 ans à l’époque. C’est extrêmemen­t jeune pour une décision aussi importante… Oui, c’est vrai, mais l’âge n’aide en aucune manière pour ce genre de choix. Ce n’est pas plus facile à 25 ans ou à 30 ans car peu importe l’âge, on ne sait pas ce que l’avenir nous réserve. L’idéal, ce serait de jouer toute sa vie pour le pays où l’on a débuté petit. Ce qui est sûr, c’est que je ne souhaite à personne d’avoir à prendre ce genre de décision.

De manière beaucoup plus naturelle, vous avez ensuite choisi l’Espagne comme votre pays de football. C’est aussi mon pays intime. J’y ai connu mon épouse, le soir de mon arrivée à Séville. Je n’avais pas encore signé mais je savais que je voulais rester là-bas. J’ai été accueilli à bras ouverts. J’aime tout là-bas: les gens, la culture, la cuisine, le soleil.

Et le football. Vous vous êtes parfaiteme­nt adapté, au FC Séville d’abord puis au FC Barcelone ensuite. En Espagne, les gens aiment profiter du football comme d’un spectacle, voir des buts, des bonnes passes. Ils préfèrent un 5-5 à un 1-0. Quand il faut travailler, pas de problème, mais ils aiment avoir le ballon, être dominants, et cela me convient. J’ai dû m’adapter à la vitesse. C’est un football qui va vite, qui pense vite. J’ai eu la chance d’être bien entouré à Séville, par des coéquipier­s qui m’ont permis de rapidement me faire au jeu espagnol.

Comment avez-vous réussi aussi facilement à remplacer Xavi? On ne remplace pas Xavi, on lui succède. J’ai eu la chance de le côtoyer la première saison et ce fut une année très importante pour moi. J’ai essayé d’apprendre tout ce que je pouvais de lui, sur et en dehors du terrain: son comporteme­nt dans le vestiaire, sa façon d’être un leader, un capitaine; son engagement total, à 100%, à chaque entraîneme­nt. Aussi sa manière de se comporter avec les gens autour de l’équipe. Techniquem­ent, le plus impression­nant était sa capacité à ne jamais être surpris. Il savait toujours parfaiteme­nt ce qui se passait non seulement à côté de lui mais aussi à l’autre bout du terrain.

Ivan Rakitic: «Une partie de moi est toujours suisse.» «On exige de toi que tu donnes le meilleur. Il faut le savourer, pour faire de toute cette pression quelque chose de positif et d’inspirant»

Au Barça, vous avez pris le numéro 4 de Guardiola. Vous n’avez peur de rien? Le football existe pour qu’on en profite. Le Barça existe pour qu’on en profite. Ce numéro 4, avec toute son histoire, existe pour qu’on en profite. Ici, je me suis promis d’apprécier chaque match, chaque entraîneme­nt, chaque opération pour un sponsor, chaque interview. Je vais vous dire: c’est le meilleur club du monde et il y a ici une pression comme nulle part ailleurs, et c’est normal. On exige de toi que tu donnes le meilleur. Il faut le savourer, pour faire de toute cette pression quelque chose de positif et d’inspirant.

Roger Federer fonctionne ainsi: plus il y a de la pression, plus il se détend; plus il y a de monde autour de lui, plus il est calme. Nous sommes en train de parler du plus grand sportif de tous les temps… C’est un exemple pour tous les sportifs, pas seulement les joueurs de tennis. Ce qu’il parvient encore à faire à son âge, ce n’est pas un hasard, il est passionné et très exigeant envers lui-même.

Il est fan du FC Bâle. Vous l’avez déjà rencontré? Une fois, il y a longtemps, quand il était jeune. Mais dites-lui que s’il veut venir à Barcelone, il est invité.

1) Eliminée au premier tour en 2002, 2006 et 2014, non qualifiée en 2010.

2) La Croatie était dans le groupe de l’Italie et de l’Espagne à l’Euro 2012, du Brésil et du Mexique à la Coupe du monde 2014.

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(OLI SCARFF/AFP)

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