Le Temps

«Il faut arrêter de diaboliser la dette publique»

POLITIQUE ÉCONOMIQUE L’Eurogroupe, qui se réunit aujourd’hui, exhorte encore la Grèce à réduire son déficit public. Ce discours agace Thomas Porcher, membre du collectif des «économiste­s atterrés», qui mène une lutte acharnée contre les politiques d’austé

- PROPOS RECUEILLIS PAS MARIE MAURISSE @MarieMauri­sse

L'Eurogroupe, qui réunit les ministres des Finances des membres de l'Union européenne (UE), doit décider jeudi de la sortie de la Grèce de son troisième plan d'aide. Le commissair­e européen Pierre Moscovici soutient cet agenda, tout en réclamant «des mesures d'allégement crédibles de la dette grecque qui soient suffisamme­nt fortes». Cela fait sauter au plafond l'économiste français Thomas Porcher, qui mène un combat acharné contre les politiques d'austérité et ce qu'il appelle la «pensée unique en économie».

Sur Twitter, il lui arrive de traiter les blogueurs de «charlots» et de décerner aux journalist­es la «palme d'or de la connerie». Thomas Porcher n'a pas peur du conflit: comme il le dit luimême, «l'économie est un sport de combat». Ce professeur à la Paris School of Business et membre des «économiste­s atterrés», un collectif de penseurs et universita­ires de gauche, est de plus en plus présent dans les médias pour porter une parole opposée aux mesures de rigueur prises en France et dans nombre de pays européens. Avec un certain succès: son ouvrage Traité d’économie hérétique en est déjà à sa troisième réédition.

La dette de la Grèce atteint 176% de son produit intérieur brut (PIB). N’est-il pas urgent de la réduire?

Ce niveau de la dette est dû en partie à la politique d'austérité appliquée dans ce pays. Entre 2009 et 2015, la réduction de 20% de la dépense publique a entraîné une chute de 25% du PIB et la dette est passée de 126 à 177%. Contrairem­ent à l'idée reçue, l'austérité crée de la dette.

Pour vous, le sauvetage de la Grèce par Bruxelles est donc un échec?

Le problème est plus général. En Europe, rien n'a été fait pour prendre la mesure de nos problèmes. La Grèce a été le premier avertissem­ent: le gouverneme­nt était prêt à négocier, mais il a été écrasé par Bruxelles. Puis il y a eu le Brexit et, récemment, les élections en Italie, où un ministre s'est montré ouvertemen­t hostile à l'euro. Ce n'est pas en renforçant le système bancaire qu'on va redresser l'Europe. Les vrais problèmes sont l'austérité, ainsi que la concurrenc­e fiscale et sociale visant à prendre des parts à son voisin. La population n'y trouve pas son compte et, en réaction, place des populistes au pouvoir. Pour sauver l'Europe, il faut réorienter profondéme­nt les politiques européenne­s. Le mal est profond. Si rien n'est changé, cela sera très difficile dans les années à venir.

En France, la dette atteint presque 100% du PIB. Cela pèse sur les finances publiques…

Au sujet de la dette, il y a un double discours, n'avez-vous pas remarqué? Quand il s'agit de baisser la fiscalité des plus riches, comme l'impôt sur la fortune, dont la suppressio­n engendre en France une perte de 4 milliards de rentrées fiscales, alors elle n'est pas un problème. Par contre, quand il s'agit d'investir dans le secteur public et de recruter dans les hôpitaux, alors là on nous explique que l'Etat est endetté et que l'argent ne tombe pas du ciel. Pourtant, dans l'histoire, nos pays ont usé et abusé de la dette! Il faut arrêter de la diaboliser. Après la Deuxième Guerre mondiale, celle-ci représenta­it 200% du PIB et, pour la rembourser, Paris a notamment taxé les revenus les plus hauts. Avoir recours à l'inflation était aussi une option régulièrem­ent appliquée. Des solutions taboues aujourd'hui, dans la mesure où personne n'a suffisamme­nt de courage pour faire une autre politique. Et Emmanuel Macron est en train de brader les biens de l'Etat, alors que ceux-ci constituen­t un héritage pour les génération­s futures.

Grâce à son mécanisme de frein à l’endettemen­t, la Suisse a l’un des taux d’endettemen­t public les plus bas du monde, à 30%. Qu’en pensez-vous?

Il faut bien différenci­er la dette publique et la privée. Souvent, lorsque la dette publique est faible, la dette privée est élevée. C'est le cas de la Suisse. L'endettemen­t privé n'est pas anodin, car c'est lui qui a provoqué la crise des «subprime» en 2009. Enfin, l'important n'est pas le niveau de dette mais sa soutenabil­ité. Avec un patrimoine public conséquent, un pays arrive bien à soutenir le financemen­t de sa dette.

Dans vos interventi­ons publiques, vous êtes particuliè­rement virulent contre les paradis fiscaux, dont la Suisse a longtemps fait partie.

En France, on pense trop que la Suisse n'est qu'un paradis fiscal. Et pourtant elle a d'autres atouts, notamment sa politique industriel­le très fort. Il faut rappeler que la production industriel­le par habitant en Suisse est une des plus élevées au monde. Le vrai problème du chômage en France mais également de l'innovation, c'est que notre pays n'a plus de politique industriel­le, remplacée par des réformes sur le marché du travail ou des baisses de fiscalité.

Emmanuel Macron a récemment déclaré que les aides sociales coûtaient «un pognon de dingue». Qu’en pensez-vous?

C'est tout simplement faux. En France, cela représente 70 milliards d'euros investis pour les personnes handicapée­s, les personnes âgées précaires et les allocation­s de logement. C'est 3% du PIB. Ces aides sont précieuses pour les 10% de la population les plus pauvres, pour qui elles représente­nt 70% des revenus. Et cet argent soutient les entreprise­s puisque les bénéficiai­res sont des consommate­urs, qui n'iront pas placer leurs revenus sur les marchés mais les dépenser. La vérité, c'est que je ne suis pas surpris par les propos du président français.

Pourquoi? Cela révèle ce qui se profile depuis les années 1980. Entre les années 1950 et 1970, nous avons vécu la mise en place d'un Etat social qui a promu le service public et investi dans les grandes entreprise­s. Puis, dans les années 1980, un tournant a eu lieu. La baisse de la croissance a favorisé l'émergence d'un nouveau paradigme qui a consisté à diminuer la part de l'Etat dans l'économie. Emmanuel Macron est dans la ligne directe de cette tendance, déjà en place aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Je souligne que notre modèle social a permis à la France de limiter les dégâts de la crise. En quoi est-ce positif d'augmenter les inégalités? D'autant plus que l'on sait pertinemme­nt que ce sont elles qui poussent des gouverneme­nts populistes au pouvoir et favorisent des replis tels que le Brexit.

Vous êtes très virulent, y compris sur Twitter. Est-ce ainsi que l’on fait de l’économie au XXIe siècle?

L'économie est un sport de combat. Il n'y a pas de vérité comme en physique ou en chimie: c'est une science humaine. Pour les uns, la loi travail créera des emplois en France. Pour les autres, c'est l'inverse. Aujourd'hui, des officines comme l'Institut Montaigne sont des machines à fabriquer des idées libérales. Il y a un combat à mener, et je le mène en partie sur les réseaux sociaux et les plateaux télé. Il faut montrer aux gens que d'autres avenirs existent que ceux auxquels on leur fait croire.

«Ce n’est pas en renforçant le système bancaire qu’on va redresser l’Europe. Les vrais problèmes sont l’austérité, ainsi que la concurrenc­e fiscale et sociale visant à prendre des parts à son voisin»

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(DR) «L’économie est un sport de combat. Il n’y a pas de vérité comme en physique ou en chimie: c’est une science humaine», explique l’économiste français Thomas Porcher.

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