Le Temps

Le football de haut niveau ne s’apprend plus dans la rue

A Volgograd, le géant africain aux 186 millions d’habitants ne part pas favori face à l’Islande, un minuscule pays qui a su maximiser le potentiel de sa centaine de joueurs profession­nels. Le football de haut niveau ne s’apprend plus dans la rue

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

Un expert décrypte les mythes du football. Pour lui, la performanc­e sportive dépend davantage de la stabilité politique et de la bonne santé économique du pays que du seul génie des joueurs

Les social-démocratie­s d’Europe de l’Ouest sont les mieux armées pour briller dans le concert du football mondial. C’est en substance la théorie de Simon Kuper, expert britanniqu­e rencontré par Le Temps: «L’Europe de l’Ouest ne compte que 5% de la population mondiale mais occupe huit des neuf places du podium des trois dernières Coupes du monde.» L’auteur insiste sur l’importance de la stabilité politique, du climat, de la densité des infrastruc­tures et de la qualité du voisinage, qui permet à la fois des échanges entre pays et une saine concurrenc­e. Fini le mythe du prodige self-made-man. Le joueur moderne est désormais, au même titre qu’un violoniste ou un danseur, un individu placé tout jeune dans les meilleures conditions d’apprentiss­age possible. Cristiano Ronaldo a quitté Madère pour Lisbonne à 11 ans. Lionel Messi est arrivé à Barcelone à 13 ans.

«Une équipe africaine gagnera bientôt la Coupe du monde», affirme Eric Cantona dans une interview au Monde Afrique. Pelé, en 1977, pronostiqu­ait déjà l'avènement d'un champion du monde africain «avant la fin du siècle». Le «Roi» Pelé s'est trompé et il y a toutes les chances pour que «King Eric» se fourvoie également.

Conforme à sa posture d'anticonfor­miste, Cantona reprend à son compte le cliché d'une Afrique comme puissance émergente du football, un gisement inépuisabl­e de joueurs de grand talent qui, mis ensemble, conduiront forcément un jour ou l'autre une sélection africaine au titre suprême. Cette vision idéalisée et romantique est largement contredite dans les faits.

D'abord, si l'Afrique s'impose toujours davantage comme un important fournisseu­r de maind'oeuvre qualifiée pour les ligues profession­nelles européenne­s, elle ne produit pas autant de très bons joueurs que l'on pense. Elle en offre même si peu que 39 sélectionn­és africains présents en Russie sont des double-nationaux formés en Europe. Vingt-cinq sont Français mais un seul, le défenseur central sénégalais Kalidou Koulibaly, aurait intéressé le sélectionn­eur Didier Deschamps. Combien de joueurs africains peut-on réellement classer parmi les 20 ou 30 meilleurs du monde? Deux: l'Egyptien Mohammed Salah et le Sénégalais Sadio Mané. C'est très peu. Depuis le premier (et unique) Ballon d'or africain en 1995, George Weah a eu le temps de devenir président du Liberia.

Infrastruc­tures de qualité nécessaire­s

Il est certes possible d'obtenir de bons résultats avec des joueurs moyens, pour peu que l'on puisse se préparer dans de bonnes conditions, avec des infrastruc­tures de qualité, un encadremen­t stable, des dirigeants efficaces et avisés. Il manque régulièrem­ent l'un ou l'autre aux sélections africaines. Depuis que le continent compte cinq sélections en phase finale (1998), les résultats d'ensemble stagnent: 3 victoires sur 16 matchs joués et un qualifié (Nigeria) en huitième de finale en 1998, 4 victoires sur 17 matchs et un qualifié (Sénégal) en quart de finale en 2002, 3 victoires sur 16 matchs et un qualifié (Ghana) en huitième de finale en 2006, 4 victoires sur 17 matchs et un qualifié (Ghana) en quart de finale en 2010, 3 victoires sur 17 matchs et deux qualifiés (Algérie et Nigeria) en huitièmes de finale en 2014. Durant la même période, la zone Concacaf a fait aussi bien (le Costa Rica en quart de finale en 2014) et l'Asie a fait mieux (la Corée du Sud en demi-finale en 2002).

Les équipes africaines ne progressen­t pas. Pire, elles semblent régresser. Le Cameroun, révélé au monde en 1982 (3 matchs nuls), quart de finaliste en 1990 après une victoire historique sur l'Argentine de Maradona lors du match d'ouverture, a depuis concédé cinq éliminatio­ns au premier tour et gagné un seul de ses 15 derniers matchs de Coupe du monde. Le Nigeria fait à peine mieux: un huitième de finale (2014) et deux éliminatio­ns au premier tour pour ce pays que l'on voyait devenir une superpuiss­ance après son titre olympique conquis en 1996 avec des victoires sur le Brésil (de Bebeto, Ronaldo, Rivaldo, Roberto Carlos) et l'Argentine (de Crespo, Simeone, Ortega, Delgado, Zanetti).

Le Nigeria, ce géant aux pieds d'argile, joue vendredi à Volgograd (16h) sa survie dans le groupe D face à l'Islande, quart de finaliste du dernier Euro. Lors de la première journée, l'Islande a tenu en échec l'Argentine de Lionel Messi (1-1) alors que les «Super Eagles» ont été nettement dominés par la Croatie (0-2). Comment une île de 320000 habitants («l'équivalent d'une ville en France, ou d'une rue en Russie», plaisante le sélectionn­eur Heimir Hallgrimss­on), qui ne compte qu'une centaine de joueurs profession­nels, peut-elle rivaliser avec un pays de 186 millions d'habitants?

Un entraîneme­nt intensif dès le plus jeune âge

L'explicatio­n est simple: le football de haut niveau ne s'apprend plus dans les rues. Le joueur moderne est désormais, au même titre qu'une violoniste ou un danseur, un individu placé dès son plus jeune âge dans les meilleures conditions d'apprentiss­age possible. Neymar a déménagé à Santos à 11 ans. Cristiano Ronaldo a quitté Madère pour Lisbonne à 11 ans. Lionel Messi est arrivé à Barcelone à 13 ans.

Le modèle islandais est un peu différent mais répond au même besoin: fournir le plus tôt possible le meilleur encadremen­t possible au plus grand nombre possible. Au début des années 2000, l'Islande s'est équipée. «Nous avons sept terrains couverts de taille standard, où on peut jouer à 11 contre 11, et on trouve beaucoup de demi-terrains indoor partout dans le pays, expliquait Heimir Hallgrimss­on en juin 2016 dans une interview au Temps. Sur mon île natale, les Vestmann, il y a seulement 4000 habitants, mais on a des structures incroyable­s: quatre terrains dont un couvert, quatre gymnases et une piscine géothermiq­ue!»

L'Islande a ainsi pu compter sur une base suffisante de joueurs très bien formés pour constituer une équipe nationale compétitiv­e. Elle a su les intégrer dans un projet collectif clair et cohérent. Au contraire du Nigeria, l'Islande a maximisé son potentiel. Ce cas illustre aussi une autre tendance forte: les grandes équipes nationales naissent désormais de la volonté des fédération­s, et non de la puissance des clubs. Pour s'en être trop longtemps remise à l'organisati­on pyramidale de son football amateur et à la force du nombre (7 millions de licenciés), l'Allemagne a connu une grosse désillusio­n en 1998: une défaite 3-0 contre la Croatie, petit pays de 4 millions d'habitants. Comme la France, la Suisse ou l'Espagne avant elle, comme la Belgique ou l'Angleterre après elle, la fédération allemande est allée voir ce qui se faisait ailleurs et a investi massivemen­t dans des entraîneur­s très diplômés pour encadrer ses jeunes.

«Aujourd'hui, la France et la Belgique offrent la meilleure combinaiso­n entre le football de rue et les clubs très structurés», nous expliquait Simon Kuper, à la terrasse d'un café parisien le mois dernier. Simon Kuper est chroniqueu­r au Financial Times. Il a écrit en 2009 avec l'économiste Stefan Szymanski un ouvrage passionnan­t, Soccernomi­cs¹, dans lequel il tente d'expliquer pourquoi «l'Europe de l'Ouest ne compte que 5% de la population mondiale mais occupe huit des neuf places du podium des trois dernières Coupes du monde» et pourquoi l'Islande «possède probableme­nt une meilleure équipe que les quatre plus grands pays du monde: Chine, Inde, Etats-Unis et Indonésie.»

Pour Simon Kuper, les facteurs essentiels à la production d'un football compétitif sont: un climat tempéré, qui autorise une vie agréable à une très forte densité de population, beaucoup d'enfants en bonne santé, des infrastruc­tures de qualité, un encadremen­t diplômé, des échanges fréquents et faciles avec les pays voisins, une forte concurrenc­e régionale. Cette combinaiso­n, explique-t-il, existe presque exclusivem­ent dans les pays d'Europe occidental­e sociaux-démocrates. Que vient faire la politique là-dedans? La social-démocratie – les Suisses l'ont vu avec le vote sur Sion 2026 – ne permet pas à un pays de dépenser des milliards pour des stades comme vient de le faire la Russie de Poutine.

L'argent est investi dans le football de base. Ce fut le cas en Islande, et pas pour engendrer des stars. «Il a été assez facile de convaincre les collectivi­tés locales de construire des structures adaptées, se souvenait Heimir Hallgrimss­on en 2016. On s'est rendu compte que les gamins inscrits dans des clubs étaient beaucoup mieux protégés des dangers de la drogue et de l'alcoolisme. Et qu'ils devenaient ensuite des citoyens bien plus responsabl­es.»

1) Traduit en français par «Les attaquants les plus chers ne sont pas ceux qui marquent le plus»

SIMON KUPER CHRONIQUEU­R AU «FINANCIAL TIMES» «L’Islande possède probableme­nt une meilleure équipe que les quatre plus grands pays du monde: Chine, Inde, Etats-Unis et Indonésie»

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(KONSTANTIN CHALABOV/SPUTNIK) L’Islande a pu compter sur une base de joueurs très bien formés pour constituer une équipe nationale compétitiv­e.
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