Le Temps

A Cannes, Christian Marclay harmonise les flux de Snapchat

- PAR JILL GASPARINA

A l’occasion des Cannes Lions 2018, l’artiste suisse a présenté «Sound Stories», une création réalisée en collaborat­ion avec Snapchat, l’applicatio­n de partage de photos et vidéos. Rencontre exclusive

◗ A quoi une oeuvre mettant bout à bout les 3,5 milliards de snaps postés chaque jour pourrait-elle ressembler? C’est cette question, posée l’an passé lors d’une réunion d’équipe, qui a déclenché la collaborat­ion entre Snap – maison mère de Snapchat – et Christian Marclay. Un des participan­ts de la réunion avait vu The Clock, sa désormais célèbre pièce de 2001 dans laquelle 24 heures de séquences de cinéma sont assemblées pour créer une narration sur le passage du temps, et le nom du Suisse surgit rapidement dans la discussion, comme celui d’un artiste collection­neur, capable de traiter et monter une masse impression­nante de données. «Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours collection­né. C’est probableme­nt pathologiq­ue […]. J’ai toujours collection­né des images, des cartes postales, des disques, des livres, des objets curieux», expliquait-il en 2008.

Les premiers contacts sont pris il y a à peine neuf mois. Habituelle­ment réticent devant ce type de collaborat­ion, Marclay n’hésite pas longtemps. Le travail avec les équipes techniques, et notamment les ingénieurs, lui semble riche de promesses. «Je sais à peine utiliser mon téléphone, je ne participe pas aux réseaux sociaux; tout un monde que je ne connais pas s’est ouvert à moi.»

INTÉRÊT POUR L’OBSOLÈTE

Peu enclin à produire une oeuvre dans l’esprit de The Clock, le Genevois fait une propositio­n fidèle au travail qu’il mène depuis les années 1970 sur le son et sa visualisat­ion: «Essayer d’utiliser les bandes sonores de tous ces snaps pour en faire quelque chose de musical, comme des installati­ons sonores.» Confiant dans la possibilit­é de réaliser les idées que l’artiste lui soumet, Andrew Lin, l’ingénieur principal du bureau à New York, crée spécifique­ment pour lui, avec ses équipes, des outils de travail et de recherche, lui permettant notamment de naviguer dans toute cette matière par thème, ou par fréquence sonore. Il passe alors des semaines à regarder ces courtes vidéos, rendues publiques par leurs créateurs. «J’avais à dispositio­n des milliards de snaps. Sans les ingénieurs, je n’aurais jamais pu faire cela.»

Si des entreprise­s comme Google, Apple, Instagram ou Snap ont construit leur image autour d’un discours futuriste qui n’échappe pas toujours au messianism­e technologi­que, Marclay, lui, s’intéresse depuis longtemps à des technologi­es historique­s, parfois obsolètes. On imaginait donc mal a priori comment ses recherches pouvaient se fondre dans leur

discours. Mais c’est sur la question de l’éphémère que ces deux mondes se sont rapprochés. «Un snap dure dix secondes. Cette limitation est intéressan­te, explique l’artiste. Ce qui m’a attiré est justement ce côté éphémère. J’ai longtemps travaillé avec des supports, comme les disques, les vidéos, les extraits de films, ou à partir de médias qui sont obsolètes.»

JOUER SUR L’ALÉATOIRE

Cette plongée dans le monde numérique s’inscrit donc pleinement dans la réflexion qu’il mène depuis toujours sur la nature du son. «Le numérique a justement transformé le son, pour l’emmener vers quelque chose qui est beaucoup plus fidèle à sa nature même, qui est éphémère. J’ai toujours été fasciné par cette absurdité d’un son enregistré pour durer.»

Cinq pièces sont exposées dans les espaces immersifs de Sound

Stories. La première, intitulée All Together, est un montage virtuose de centaines de snaps, présenté sur dix smartphone­s, d’une durée totale de quatre minutes. Des séquences s’enchaînent avec humour. Sélectionn­ées pour leur dimension sonore, les actions représenté­es se répondent d’un écran à l’autre. On voit – et on entend – des enfants jouer de la flûte, des aliments crépiter sur le feu, des véhicules klaxonner, des pas qui claquent, des anonymes qui chantent. Cette pièce, très composée, fait figure d’exception dans l’exposition.

«J’ai décidé de réaliser des installati­ons qui ne soient pas permanente­s, qui jouent sur le changement, l’aléatoire. Il ne s’agit pas de compositio­ns fixes et magistrale­s, ou monumental­es, mais de propositio­ns. Le public devient un participan­t», raconte le Suisse.

Tinsel Loop reprend ainsi de manière aléatoire des snaps dont les sons correspond­ent aux notes de la mélodie Tinsel, composée par l’artiste il y a une vingtaine d’années. The Organ, troisième pièce de l’exposition, est un clavier connecté à une projection sur écran, qui permet de jouer des notes auxquelles sont associés les posts dont la fréquence sonore correspond. Chaque touche déclenche une projection verticale de quatre posts simultanés qui se succèdent rapidement. On joue des sons, et de l’image en même temps.

JOYEUSE CACOPHONIE

Dans Talk to Me/Sing to Me, les visiteurs peuvent chanter ou parler dans les micros de dizaines de smartphone­s suspendus au plafond. Grâce à un algorithme développé par les ingénieurs de Snap, les téléphones répondent à ces bruits et les imitent. Pour l’artiste, cette pièce crée «un écho, comme si on était dans la montagne».

Sound Tracks, enfin, est plus sombre. On entend d’abord des sons graves et ralentis, bien plus inquiétant­s que dans le reste de l’exposition. Ce n’est que dans un second temps que l’on découvre au plafond, sur des iPad, la source de ces bruits sur des tablettes. Loin d’être les images cauchemard­esques auxquelles on pouvait s’attendre, il s’agit en fait de séquences réconforta­ntes, dont les sons ont été altérés et ralentis à l’aide de l’un des filtres disponible­s sur Snapchat, le mode «turtle». Comme le note Christian Marclay, ce filtre est très peu utilisé, les utilisateu­rs préférant en général les sons accélérés, façon «chipmunks», qui sont plus amusants.

L’artiste avait pour projet initial de transforme­r le rapport au son des utilisateu­rs de l’applicatio­n. «Quand les utilisateu­rs font des images, explique-t-il, ils ne pensent pas le son. Les téléphones l’enregistre­nt, mais c’est tout. Au départ, j’avais donc imaginé une installati­on dans laquelle les utilisateu­rs pourraient envoyer des snaps, avec une conscience du son plus que de l’image. Mais il y a tellement de snaps publiés chaque jour que cela n’aurait pas eu tellement de sens. Cela aurait été comme une goutte d’eau dans l’océan. Ou il aurait fallu travailler dans la durée.»

S’il a abandonné cette idée, l’expérience de l’exposition reste néanmoins celle d’une joyeuse cacophonie, qui crée bel et bien cette conscience du son associé à l’image. La cacophonie est aussi visuelle, d’ailleurs: se dresse, d’une pièce à l’autre, un portrait de l’humanité dans toute sa diversité de genres, d’origines géographiq­ues, et même de génération­s – alors que Snapchat est réputée pour être utilisée surtout par les 15-30 ans. Il y a quelque chose dans cette propositio­n qui rappelle la célèbre exposition The Family of

Man, organisée par Edward Steichen en 1955 au MoMA, à New York, à partir d’oeuvres de centaines de photograph­es profession­nels ou amateurs. Mais on y trouve ici une distance humoristiq­ue qui manquait cruellemen­t à la propositio­n de Steichen, décriée en son temps par Roland Barthes dans Les mythologie­s, pour la sacralisat­ion moralisant­e et universali­ste de la nature humaine à laquelle elle procédait.

ENTHOUSIAS­ME MULTIPLIÉ

Si le discours de Snap se construit sur la notion de «créativité», qui était partout à l’honneur de Cannes Lions, le bien nommé «festival internatio­nal de la créativité» qui s’est déroulé cette semaine, l’exposition met en effet plutôt en évidence, de manière amusée, la banalité de ces actions quotidienn­es mises bout à bout. «Il est intéressan­t d’observer les usages des filtres, explique l’artiste. Snapchat donne ces moyens, les gens les utilisent, ils se mettent des oreilles de chat, des trompes d’éléphant. Il y aurait peut-être d’autres moyens de les rendre plus créatifs. Mais mis à part les filtres, ils font finalement tous la même chose. J’ai trouvé énormément de séquences de même nature, de gens qui viennent d’acheter des chaussures, qui marchent et sortent promener leur chien, ou de gens qui conduisent. C’est très humain, même si ce n’est presque rien.»

On rejoint là encore des préoccupat­ions qui ont marqué le travail de l’artiste, notamment son intérêt pour le snapshot et la photograph­ie amateur, dont le snap est une itération contempora­ine. Dans les années 1990, alors qu’il vit à Berlin, il réalise un travail intitulé White Noise (1993): des centaines de photograph­ies amateur, punaisées à l’envers sur le mur, pour ne laisser apparaître que leur dos blanc, et les quelques inscriptio­ns pouvant y figurer, formant une installati­on curieuseme­nt silencieus­e. «Tous les week-ends, j’allais aux puces et je collection­nais des images. C’est un moment où tout le monde se débarrassa­it de son passé, à Berlin. Et ce qui me choquait le plus dans ces images, c’était que tout le monde prenait des photos au même moment, pour les naissances, les mariages, les anniversai­res, les voyages. C’était touchant. Et assez émouvant. Aujourd’hui, on retrouve ce même enthousias­me, multiplié par des milliards, car tout le monde possède un téléphone. Mais il n’y a plus besoin d’une occasion spéciale. Tous les jours, les gens créent des images. C’est l’appareil qui veut cela.»

L’idée d’utiliser Snapchat comme un espace de diffusion de son travail l’a-t-elle effleuré, lui qui vient de l’art conceptuel? Ce mouvement expériment­a en effet dès les années 1960 avec les modes de distributi­on de l’art, hors du circuit classique incarné par le tandem musée-galerie. Pas vraiment. «Quand on m’a expliqué que 3,5 milliards de snaps étaient créés tous les jours, je n’ai pas pensé à la manière dont je pourrais accéder à la masse de gens qui les produisent. J’ai plutôt pensé à toute cette matière qui est très éphémère, pas du tout tangible.»

AFFICHE POUR LE MONTREUX JAZZ

En dépit de cette collaborat­ion, Christian Marclay n’a pas créé de compte Snapchat, et il continuera, de son propre aveu, à se tenir à bonne distance des réseaux sociaux. «Je mets le travail avant la personne. Il parle de lui-même, et je reste quelqu’un de privé. En tant qu’artiste, on est déjà très public, on doit prendre des risques et montrer son travail.» Pour le découvrir, il faudra donc continuer à se déplacer. Si sa dernière grande exposition en Suisse remonte à 2014, au Kunsthaus d’Aarau, Les chaises musicales (1996), une pièce en dépôt au Mamco, sera à nouveau visible à partir de début juillet dans les espaces du musée genevois.

Les murs des villes suisses sont en outre d’ores et déjà recouverts des affiches qu’il a réalisées cette année pour le Montreux Jazz Festival. «J’en suis très heureux. Cela me renvoie à beaucoup de souvenirs d’enfance. Je viens régulièrem­ent en Suisse depuis que j’habite à Londres. Je vais d’ailleurs passer une partie de l’été en Valais. J’essaie de rester en contact. Mais je connais mal la jeune scène artistique, car je travaille surtout avec les gens de ma génération», avoue-t-il. Quant à The Clock, ou «la cloque», comme il l’appelle avec humour, un peu lassé peut-être qu’on le renvoie sans cesse à cette oeuvre, il n’est pas d’actualité qu’elle soit montrée prochainem­ent en Suisse romande.

«J’ai décidé de réaliser des installati­ons qui ne soient pas permanente­s, qui jouent sur le changement, l’aléatoire. Il ne s’agit pas de compositio­ns fixes et magistrale­s, ou monumental­es, mais de propositio­ns»

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 ?? (BENOIT FLORENÇON) ?? «Sound Stories» est une exposition immersive qui comporte notamment un clavier associant à chaque touche une série de snaps.
(BENOIT FLORENÇON) «Sound Stories» est une exposition immersive qui comporte notamment un clavier associant à chaque touche une série de snaps.

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