Le Temps

«Nestlé doit rester flexible»

Le directeur de Nestlé s’exprime sur les licencieme­nts à venir dans le canton de Vaud, la nouvelle normalité mouvementé­e de l’industrie agroalimen­taire et les KitKat au piment

- PROPOS RECUEILLIS PAR ADRIÀ BUDRY CARBÓ ET VALÈRE GOGNIAT @AdriaBudry @valeregogn­iat

GRANDE INTERVIEW Nouveau directeur du groupe, Mark Schneider revient pour Le Temps sur les défis qui attendent la multinatio­nale. Il s’exprime également sur les licencieme­nts annoncés à Vevey, qui ont ébranlé l’économie vaudoise.

Mark Schneider a un cadeau. Aux deux journalist­es qu’il reçoit à Vevey, dans son quartier général, le patron de Nestlé offre un KitKat à la noix de coco et au piment. Une édition spécialeme­nt conçue pour le marché malaisien. Il y voit un symbole qui lui permettra d’illustrer une thématique récurrente durant l’heure d’entretien qui suivra: l’adaptation d’un géant comme Nestlé, qui possède des marques globales, à des préférence­s régionales.

Une année et demie après son entrée en fonction, trois semaines après avoir fait trembler l’économie vaudoise en annonçant la délocalisa­tion de son service informatiq­ue à Barcelone (500 emplois concernés), Mark Schneider répond aux questions du Temps.

Comment devient-on le patron de Nestlé? Qu’avez-vous appris en dixhuit mois? J’ai approché cette transition avec humilité et respect. C’était un nouvel environnem­ent et une nouvelle industrie pour moi. J’ai d’abord passé quatre mois aux côtés de Paul Bulcke [le précédent directeur général] avant d’entrer en fonction en janvier 2017. C’était une opportunit­é fantastiqu­e de rencontrer l’équipe et de voyager pour connaître nos différents marchés et produits, sans les responsabi­lités du travail quotidien. Le meilleur enseigneme­nt que je retiens concerne sans doute la rapidité de la transforma­tion de l’industrie agroalimen­taire.

Depuis quelques mois, Nestlé multiplie les restructur­ations. De l’extérieur, on pourrait dire qu’il y a une rupture avec la précédente équipe dirigeante… Depuis mon premier jour, nous avons affirmé que nous soutenons le changement graduel, l’évolution avant la révolution. Paul Bulcke est désormais président du conseil d’administra­tion et nous sommes en accord sur la direction que Nestlé doit prendre. Le rythme des changement­s est rapide, c’est vrai. Mais c’est exactement le mandat qui m’a été attribué.

Fin mai, Nestlé a annoncé la délocalisa­tion de 500 postes suisses vers Barcelone. Outre l’effet direct sur les personnes qui vont perdre leur emploi, cela a eu un impact indirect sur l’ensemble de l’économie vaudoise et, plus généraleme­nt, sur la réputation de Nestlé. Comment est-ce que vous tenez compte de ces effets indirects dans vos calculs? Ce sont des périodes où l’on ne dort pas de la nuit parce que l’on sait que l’on affecte la vie de beaucoup de personnes. Personne n’aime prendre ces décisions, mais quelqu’un doit le faire. Nous voyons cela depuis la Suisse, mais les activités de Nestlé dans le monde entier ont été touchées par les grandes transforma­tions que traverse actuelleme­nt l’industrie agroalimen­taire. Car, même si nous nous sentons ici à la maison, il faut être juste: dans un groupe global comme le nôtre, tout le monde doit faire ce qui est nécessaire pour assurer la pérennité de notre entreprise. Il n’est pas sain que les employés aient l’impression que certains pays sont protégés.

Le manque de talents dans certains domaines comme l’internet des objets, l’e-commerce ou la réalité virtuelle a été évoqué pour justifier cette délocalisa­tion. L’EPFL et l’EPFZ sont pourtant deux écoles à la pointe sur ces thématique­s-là… Il y a dans la région des compétence­s de premier ordre, et nous ne voulons en aucun cas laisser entendre que nous en doutons. Nous collaboron­s d’ailleurs depuis longtemps avec l’EPFL, notamment dans le domaine de la nutrition et de la santé. Il faut comprendre que nous avons l’intention de nous appuyer sur notre centre mondial de Barcelone, où travaillen­t déjà plusieurs centaines de personnes et où les coûts de personnel sont plus faibles. Dans chacune de nos réflexions, nous tenons compte de deux dimensions: les compétence­s et les bons coûts. Je tiens aussi à souligner que, depuis l’annonce, nous avons reçu des appels d’autres groupes vaudois, suisses, voire allemands qui souhaitera­ient engager nos équipes. Nous sommes confiants quant aux opportunit­és qui seront offertes à nos profession­nels.

Quid de la dimension symbolique? Ce n’est pas anodin de déplacer votre centre de recherches sur le chocolat de Broc (FR) à York (Angleterre)… Tout le monde a parlé du départ de Broc, mais pas de ce qui y restera: il y a encore beaucoup de chocolatie­rs qui continuero­nt à y faire du développem­ent pour Cailler. Notre impératif, c’est de continuer à engranger des succès. Pour nous, cela signifie que l’on doit continuer à innover, mais aussi être plus efficaces.

Ces annonces génèrent une certaine anxiété à l’interne. Certains employés ont littéralem­ent «peur» de lancer de nouveaux projets, car ils ne savent pas à quoi s’attendre avec vous… Que leur répondez-vous? Il est difficile de répondre sans connaître les circonstan­ces de ces propos. Mais le message que je transmets, haut et fort, à nos employés via tous les canaux imaginable­s, c’est que nous devons expériment­er davantage. Je préfère les échecs rapides plutôt que le perfection­nisme et les erreurs dissimulée­s. Il est vrai que le changement peut générer de l’incertitud­e, mais je peux vous montrer des dizaines et des dizaines de projets de gens qui veulent innover.

Ces restructur­ations donnent l’impression qu’il n’y a plus de «vaches sacrées» chez Nestlé… Autrement dit, que le programme d’économies en cours peut toucher tous les pays et les secteurs. C’est juste? Notre impératif, c’est de continuer à engranger des succès. Pour nous, cela signifie que l’on doit continuer à innover, mais aussi être plus efficaces. Quand les circonstan­ces changent, on ne peut pas créer de vaches sacrées – il n’y en a d’ailleurs jamais eu chez Nestlé. Cela dit, notre ancrage régional reste fort. Plus de la moitié de notre recherche et développem­ent est basée dans le canton de Vaud. Nous investisso­ns chaque année 300 millions de francs en Suisse dans des bureaux ou des usines. Le chantier que vous voyez derrière moi, c’est pour la mise en place d’un nouveau centre de données et d’un nouveau type de bureaux. Cela représente 160 millions de francs d’investisse­ment et c’est construit par des acteurs locaux. Pour que l’environnem­ent soit sain, il faut rendre un peu de ce que l’on nous donne. Cette philosophi­e est très importante pour le groupe. Quand les choses vont bien pour Nestlé, tout le monde en profite. Mais quand les choses se corsent, il y a moins à partager. La semaine dernière (et cela avait été prévu avant les annonces de fin mai), nous avons invité différents élus. Je voulais établir une relation de personnes à personnes et leur rappeler notre dévouement à cette région.

Quand Nestlé donne des garanties, c’est aussi solide que le roc. Nous ne sommes pas une entreprise qui fait des réductions de postes comme on coupe des tranches de salami ou qui fait des déclaratio­ns bon marché.

Se sont-ils montrés inquiets? On a discuté de notre présence et de notre contributi­on à la région et, bien sûr, ils voulaient une garantie qu’une autre mauvaise nouvelle n’attendait pas au prochain tournant.

Y en a-t-il une? Nestlé va-t-il faire une nouvelle annonce relative à sa présence en Suisse dans les semaines ou

les mois qui viennent? Je ne veux pas m’engager sur ce chemin des grandes promesses, qui me seront reprochées dans quelque temps si on ne peut les tenir. Quand Nestlé donne des garanties, c’est aussi solide que le roc. Nous ne sommes pas une entreprise qui fait des réductions de postes comme on coupe des tranches de salami ou qui fait des déclaratio­ns bon marché du type: «N’ayez aucune inquiétude, tout va bien se passer et on va prendre soin de vous». Nous devons rester flexibles et oeuvrer pour le bien commun. C’est notre état d’esprit.

Pour revenir aux vaches sacrées, pourriez-vous par exemple imaginer délocalise­r la production de capsules Nespresso aux Etats-Unis, où la demande est très forte, plutôt que de continuer de produire ici en Suisse? Je ne commente généraleme­nt pas de cas spécifique­s. Mais, sur Nespresso, nous sommes très contents de la montée en puissance récente [inaugurati­on d’un nouveau site de production en 2015]. Si, dans le futur, les affaires continuent de croître et que nous ressentons le besoin de construire une usine ailleurs, elle viendra s’ajouter à ce qui existe. Je suis, à titre personnel, un immense fan de Nespresso et j’aime le bruit du déclic quand j’insère la capsule. Cette technologi­e est d’une immense précision, comme un équipement militaire suisse. Cette expérience du consommate­ur, sur laquelle nous ne ferons jamais de compromis, est directemen­t liée aux origines suisses de Nespresso.

Qu’est-ce que Nestlé garde de Suisse en 2018? Est-ce que Nestlé continue de hisser le drapeau helvétique

chaque matin à Vevey? Bien sûr! Je vous rappelle une citation de Peter Brabeck: «Si tu hisses chaque matin le drapeau suisse à l’extérieur, tu ferais bien d’agir aussi en Helvète à l’intérieur.» La relation entre Nestlé et la Suisse va dans les deux sens. Nous bénéficion­s énormément de son image et de sa réputation dans le monde: rigueur, ponctualit­é… Mais Nestlé contribue aussi à la bonne image de la Suisse avec ses affaires aux quatre coins du monde. Pensez à ces techniques d’agricultur­e durable que nous fournisson­s à des cultivateu­rs de café ou de cacao en Amérique latine ou en Afrique. Et qui leur permettent d’améliorer leurs revenus et la qualité de l’environnem­ent…

Vous êtes Allemand et Américain. Pensez-vous demander la nationalit­é suisse? Je suis très attaché à la Suisse et ma famille et moi aimons habiter ici. Quand cela sera possible, je le considérer­ai. Mais laissez-moi un peu de temps.

L’évolution des conditions-cadres dans ce pays vous inquiète-t-elle? La force de la Suisse, ce sont ses racines démocratiq­ues; cela ne va pas disparaîtr­e. C’est important de le rappeler à l’heure où certains pays célèbrent leur non-démocratie. Sachant que je n’ai pas le droit de vote, je préfère ne pas me prononcer sur des questions plus spécifique­s comme des votations qui se profilent ou des lois en voie d’être appliquées.

Vous disiez en préambule que Nestlé avait été lent à réagir à certaines tendances. Pourquoi, à votre avis? C’est toute l’industrie qui l’a été. Il y a trente ou quarante ans, les grands groupes se jaugeaient les uns les autres uniquement sur la base de leurs parts de marché respective­s. Mais des PME ont commencé à grignoter ce marché et nous avons tous mis du temps à nous en rendre compte. Les consommate­urs veulent de nouveaux produits en permanence. La numérisati­on a rendu la vente au détail complèteme­nt transparen­te et a accentué la pression sur les prix. Nous sommes dans un monde nerveux et volatil, mais cela ne veut pas dire que les gens se sont lassés des marques traditionn­elles. La question, c’est comment les combiner avec la soif de changement des gens. C’est pour ça que je vous ai amené ce KitKat malaisien: pour vous montrer comment on «localise» une marque globale.

Et si l’envie me prenait d’un KitKat saveur fondue, pourrais-je obtenir un produit Nestlé personnali­sé à l’avenir? Nous travaillon­s sérieuseme­nt sur la personnali­sation. La première étape, c’est d’individual­iser l’emballage, comme le fait déjà Cailler. C’est plus difficile concernant le produit. Nous faisons cela avec la nourriture pour chiens sur tails.com. Dans les magasins Nespresso de New York, nous avons proposé aux gens l’aide d’un expert pour les aider à confection­ner des capsules personnali­sées. C’était un test, mais ça reste onéreux. Et il y a une limite à ce que les gens sont prêts à dépenser. C’est toutefois la direction que nous souhaitons prendre. A plus long terme, on y viendra.

Les consommate­urs se tournent toujours davantage vers une consommati­on plus locale, ou plus bio, fournie par de petits commerces. Quelle peut être la réponse d’un groupe comme

Nestlé? Les produits bios sont effectivem­ent devenus de nouveaux standards. Si nos marques ne les proposent pas, les consommate­urs vont forcément se tourner ailleurs et nous ne pouvons pas laisser ces parts de marché à ces petites et moyennes entreprise­s. Nous dépensons plus d’argent qu’aucune autre entreprise agroalimen­taire sur cette planète dans notre recherche, afin d’offrir constammen­t de nouveaux produits.

Nestlé dépense 1,7 milliard de francs par an pour sa recherche, mais ce sont surtout les acquisitio­ns de produits qui ont fait l’actualité récente, comme l’achat des produits Starbucks pour 7,1 milliards de dollars. N’est-ce pas le constat d’un échec? Est-ce que Nestlé peut encore lancer des innovation­s de rupture, trente-deux ans

après Nespresso? Les meilleures périodes de Nestlé ont toujours été liées à une combinaiso­n de nouveaux produits et d’achats de marques ou d’entreprise­s. La poursuite des acquisitio­ns n’est pas un signe d’échec. C’est vrai que nous dépensons beaucoup dans la R&D. Ces dernières années, une part conséquent­e a été consacrée à la recherche fondamenta­le, des projets sur vingt ou trente ans. Il ne faut pas oublier que ces 1,7 milliard de francs doivent également nous permettre de mettre de nouveaux produits sur le marché cet été. Nous cherchons désormais un meilleur équilibre entre les projets hightech et le court terme. Il y a assez d’argent pour faire les deux.

Sur ses 150 ans d’existence, Nestlé a traversé quantité de scandales, qu’ils soient environnem­entaux, sanitaires, humains… A vos yeux, cela fait-il simplement partie des affaires d’un tel groupe globalisé ou est-ce évitable? Nous choisisson­s toujours de faire partie de la solution et de partager la valeur que nous créons. Ce n’est pas juste de la communicat­ion. Mais il y a des défis qui ne peuvent pas être relevés par une seule entreprise. Prenez le cas de l’emballage en plastique, qui est actuelleme­nt critiqué. Quand ces emballages ont été inventés, personne ne s’est dit: «Eh, essayons de détruire l’environnem­ent.» C’était dans l’optique de conserver les aliments dans de bonnes conditions, afin d’améliorer la sécurité alimentair­e. Des dizaines d’années plus tard, les connaissan­ces ont évolué et l’avis de la société a changé; il revient à tous les acteurs de l’industrie de trouver une solution. Aux détaillant­s, mais également aux fournisseu­rs d’emballages – dont certains se trouvent dans la région. Je n’essaie pas de défausser Nestlé de ses responsabi­lités, mais votre travail [celui des journalist­es] est aussi de distinguer les types de scandales: est-ce que c’est directemen­t lié à quelque chose que Nestlé a fait faux? Ou est-ce qu’il s’agit d’une critique contre l’industrie agroalimen­taire en général? Nestlé étant la plus grande entreprise de son secteur, nous sommes les plus visibles. Notre nom est donc souvent synonyme de l’ensemble de l’industrie.

 ??  ??
 ?? (EDDY MOTTAZ) ?? Vevey, 18 juin 2018.
(EDDY MOTTAZ) Vevey, 18 juin 2018.
 ??  ??
 ?? (VARIO IMAGES GMBH & CO. KG/ALAMY STOCK) PHOTO) ?? Avec le président du conseil d’administra­tion de Fresenius. Sous les treize ans de direction de Mark Schneider, le groupe spécialisé dans les soins médicaux a triplé son personnel, à 220 000 employés.
(VARIO IMAGES GMBH & CO. KG/ALAMY STOCK) PHOTO) Avec le président du conseil d’administra­tion de Fresenius. Sous les treize ans de direction de Mark Schneider, le groupe spécialisé dans les soins médicaux a triplé son personnel, à 220 000 employés.
 ?? (COLLECTION PERSONNELL­E) ?? Avec le directeur de Starbucks, Kevin Johnson, dans une usine de torréfacti­on à Seattle le 7 mai dernier. Nestlé vient de sceller l’acquisitio­n des «droits perpétuels sur la commercial­isation des produits» Starbucks pour 7,1 milliards de francs.
(COLLECTION PERSONNELL­E) Avec le directeur de Starbucks, Kevin Johnson, dans une usine de torréfacti­on à Seattle le 7 mai dernier. Nestlé vient de sceller l’acquisitio­n des «droits perpétuels sur la commercial­isation des produits» Starbucks pour 7,1 milliards de francs.
 ?? (COLLECTION PERSONNELL­E) ?? Mark Schneider en visite dans le refuge pour animaux de Wiesbaden (A), où il parraine un chien.
(COLLECTION PERSONNELL­E) Mark Schneider en visite dans le refuge pour animaux de Wiesbaden (A), où il parraine un chien.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland