Nous sommes des animaux
Il est d’autres façons d’interroger notre rapport aux animaux que le spécisme. Le philosophe Baptiste Morizot inverse les perspectives en proposant que ce soit son animalité qui fasse la valeur de l’homme, dans son dernier ouvrage «Sur la piste animale»
ÉCLAIRAGE Il arrive à Baptiste Morizot, philosophe et maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille, de «s’enforester» pendant plusieurs jours. Traduction: de se plonger dans la nature pour humer, pister, ressentir la présence des animaux qui nous entourent. But: se reconnecter, comme par une forme de capillarité, à l’animalité qui nous définit. Rencontre.
On l’a cueilli sortant tout juste de cinq jours d’«enforestation», comme il appelle ses séjours dans la nature pendant lesquels il «piste». Baptiste Morizot revenait cette fois de la vallée du Buëch, au sud de Grenoble, sur la trace d’une meute de loups. «Seulement quelques «laissées», pas grandchose. On ne peut pas commander ces rencontres, rien n’est dû. On peut juste être disponible.»
Les laissées, ce sont ces indices qui indiquent la présence des animaux, ces empreintes de pas, ces traces odorifères pour marquer leur passage ou leur territoire, qui passionnent le philosophe pour ce qu’elles racontent de leur vie sociale. Baptiste Morizot s’intéresse aux relations entre l’humain et la nature, en s’appuyant sur des pratiques de terrain. Des plongées de quelques jours ou quelques semaines, parallèles à son enseignement à l’Université d’Aix-en-Provence, presque entièrement autofinancées. Dans son dernier livre Sur la piste animale (Collection Mondes sauvages, Actes Sud, 2018), il raconte ses rencontres parfois terrifiées, toujours palpitantes, avec une panthère au Kirghizistan, un loup dans le Var, un ours à Yellowstone. Evoquant par moments Jean Malaurie, Jim Harrison ou Jack London, son travail redessine toutes nos représentations de l’animalité, et de notre rapport au vivant.
Dans la peau du pisté
On pourrait ne retenir que l’histoire de cette famille de loups installée étrangement proche des hommes, près d’une rivière dans laquelle la découverte de restes de carapaces, trois ans plus tard, confirme l’hypothèse initiale: dans cette meute, les petits apprennent à pêcher les écrevisses et se transmettent génération après génération un héritage improbable. Ou l’histoire de cet autre loup qui revient sur ses pas et trompe la vigilance du guetteur, incrédule devant tant d’organisation. Ou la rencontre et la «conversation» avec ce grizzly qui laisse le narrateur «essoré» – et son lecteur avec, tant on a l’impression d’être derrière son épaule et dans ses pas. On aurait tort.
La vraie richesse du travail de Baptiste Morizot est tout sauf spectaculaire. Ses enquêtes sont lentes et invisibles. Un poil arraché par-ci, une écorce froissée par-là, un branchage bizarrement cassé, une empreinte inattendue. Le plaisir est moins dans la rencontre que dans le pistage, le déchiffrage de signes laissés par les autres cohabitants qui partagent le même espace que nous, mais parallèlement, sans être vus. Pour décrypter et interpréter correctement, le pisteur se met dans la tête du pisté. Où irais-je si j’étais lui? Comment agirais-je? Il s’agit de traduire le point de vue animal, en étant sensible comme lui, dans sa manière de vivre et d’habiter le monde. Ce «pistage philosophiquement enrichi» est qualifié de «géopolitique» par le chercheur, puisqu’il s’agit de mieux cohabiter avec d’autres formes de vie sur un territoire donné. Son précédent ouvrage consacré aux loups s’intitule d’ailleurs Les diplomates…
«Quand on a une belle piste riche d’informations, on accède à une intimité bien plus riche que si on l’aperçoit quelques secondes. Ce qui est intéressant, c’est l’art de se relier aux autres animaux, au territoire. Le pistage donne accès au monde tel que le perçoit l’animal, c’est très puissant. C’est une révélation anthropologique qui peut être très poignante.» Le pacte proposé par le philosophe est un pacte de cohabitants qui partagent un monde commun. Le pistage de Baptiste Morizot découle d’une nouvelle vision des rapports entre l’homme et les autres animaux.
Le pistage a fait l’homme
Car Baptiste Morizot refuse la transcendance de l’homme, seul mangeur non mangé, au sommet de la création, conscience hypertrophiée qui dominerait une nature inférieure devenue panorama muet ou objet utilitaire prêt à consommer, tout comme il refuse la vision de l’unique matérialité du singe nu ou de la viande humaine, animal triste. «Il faut arriver à penser l’humain comme un animal, mais en se libérant de l’héritage occidental selon lequel être un animal nous avilit. Toute une série de penseurs nous pensent comme des animaux pour dire «regardez nos prétentions culturelles, nous ne pensons qu’au sexe et à la violence». Pour moi, c’est malhonnête intellectuellement. Ce qui m’intéresse, c’est d’inverser le stigmate: non seulement nous sommes des animaux, mais c’est notre animalité qui nous valorise.» Le travail de Baptiste Morizot convoque des chamans, des cosmologies amérindiennes dans lesquelles les relations sont horizontales. Et si le silence infini qui effraie Pascal était celui que l’homme a établi autour de lui en se coupant des autres êtres vivants pour se projeter à leur tête? Les cultures qui respectent l’identité animale ne sont pas si tristes. Le chercheur va même plus loin: l’animal humain est devenu humain grâce aux autres animaux qu’il a pistés. C’est le pistage qui fait l’homme.
«A l’origine, nous sommes des primates frugivores, des êtres visuels sans odorat, voués à trouver de la nourriture qui ne se voit pas, écrit le philosophe. Pour devenir chasseurs, il nous a fallu exercer notre oeil qui voit l’invisible, l’oeil intérieur. […] Pister est un problème sensible et intellectuel qui a probablement contribué à faire l’humain.» Le pistage systématique à la poursuite d’indices visibles se double en effet d’un pistage spéculatif, qui nécessite d’imaginer, de prévoir, et d’élaborer des hypothèses, qu’on testera ensuite. En d’autres mots, la quête de l’animal a développé notre intelligence en devenant enquête vitale. Puzzle de signes à déchiffrer, nécessité de se glisser dans le corps de l’autre, d’apprendre la patience, la concentration: «Nos capacités intérieures sont pour la plupart des héritages animaux dont on subvertit l’usage. Mon problème est de faire repasser notre animalité comme la matrice de ce qu’il y a de plus noble et intéressant dans l’humain.»
Il faut reconnaître nos animaux intérieurs. C’est la patience de la panthère qui nous a donné notre patience, une convergence évolutive tirée de notre lointain passé d’animal chassant. Si l’homme a perdu ses poils de singe, n’est-ce pas de manière à ce qu’il puisse courir longtemps sans trop souffrir de la chaleur sur les traces de ses proies? La sudation aurait ainsi donné un avantage sélectif à l’homme, mieux armé pour se lancer aux trousses de ses repas. Enfin, le motif du voyageur et du pionnier, tellement présent dans l’histoire des villes médiévales ou de la conquête de l’Ouest américain, pourrait être une cousine humanisée de la migration de ces espèces dispersantes, comme les loups qui changent de territoire quand la nourriture se fait rare, ou les jeunes qui coupent les ponts avec leurs aînés. Autant de thèses soutenues par des spécialistes de l’évolution, des biologistes, des éthologues, dont certains sont des amis de Baptiste Morizot, avec qui il s’enforeste, justement. Rien de farfelu, rien de contredit, mais une porte ouverte à une autre façon de voir le monde, avec nous dedans. L’homme est un animal parmi les autres, avec toutes ses aptitudes animales héritées.
Compagnonnage compliqué
Séduisante intellectuellement, l’hypothèse d’un nouveau pacte de reconnaissance et de cohabitation entre l’homme et les animaux trouve très vite des obstacles. Comment par exemple cohabiter avec le loup qui décime les troupeaux? La question est bien sûr extrêmement sensible, et a valu au philosophe pas mal de débats. Le pastoralisme découlant de notre conception de la nature qu’il faut ordonner, mettre au travail, voire améliorer, serait-il possible d’imaginer un nouveau pacte reposant sur le respect des écosystèmes, même si le loup n’est pas un animal très «convivial»? «Dans un contexte où on se plaint que les pays africains ne parviennent pas à mettre en place une politique qui préserve leur grande faune sauvage, nous sommes confrontés à des enjeux assez analogues. Nous aussi nous devons apprendre à vivre avec nos grands prédateurs.» Baptiste Morizot travaille notamment avec le biologiste et éthologue formé à Neuchâtel Jean-Marc Landry, très actif en Suisse et dont la fondation étudie le comportement des loups grâce à des caméras thermiques. L’enjeu est une meilleure connaissance de l’animal, pour faciliter la coexistence.
Ce qui séduit aussi dans ce discours, c’est la joie qu’il porte, tandis que jour après jour s’accumulent les mauvaises nouvelles de la planète – pollution massive, disparition des ressources, extinction des espèces. «On a eu besoin de la déploration et de la culpabilité pour provoquer une prise de conscience écologique, mais ces affects sont devenus tellement intenses qu’ils sont devenus toxiques et produisent aujourd’hui de l’asphyxie et du déni. Marteler «c’est important la biodiversité» ne produit pas les effets escomptés, car on n’a pas d’expérience de la filiation à ces paysages, à ces écosystèmes, à ces vies entrelacées. Pour moi, le problème est de reconstituer des chemins de sensibilité pour qu’ils rentrent dans le champ de l’attention politique, car ce ne sera plus anodin pour nous.» La nature ne sera plus un décor extérieur de performances sportives ou de détente, nous l’aurons retrouvée dans et autour de nous. Ecoute humble et intime de l’autre, oubli de soi et projection dans l’autre, le pistage prépare l’avenir, et emplit de joie.
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«Nos capacités intérieures sont pour la plupart des héritages animaux dont on subvertit l’usage. Notre animalité serait la matrice de ce qu’il y a de plus noble et intéressant dans l’humain»